Créer la nouvelle fragrance bourguignonne. Voilà l’ambitieux dessein qui anime William Frachot depuis quelques années maintenant, dans les cuisines de son Chapeau Rouge au cœur de Dijon.
Il est 11h. Alors que nous bavardons dans la salle de bar attenante au lobby de l’hôtel, le téléphone de William Frachot bourdonne. « Bonjour chef, rien aujourd’hui, trop d’eau ». Raté pour voir défiler les perches, les sandres et les brochets en cuisine ce matin-là. Quant au pêcheur à l’origine du texto – l’un des 23 qui sillonnent la Saône quotidiennement – son nom restera tenu secret. Tout ce qu’on obtiendra comme info, c’est que le chef en a fait le partenaire privilégié de la « Partie de Pêche en rivière » que l’on retrouve à la carte de sa table par deux fois étoilée.
Des pépites comme celle-là, le chef n’en manque pas. Forcément, après plus de 20 ans à la tête de l’Hostellerie du Chapeau Rouge, vénérable auberge de la cité des Ducs de Bourgogne, William Frachot a eu le temps de se mitonner un réseau de producteur de haute volée. On mentionnera pêle-mêle Fréderic Ménager et ses volailles de race ancienne courues par tous les étoilés, ou la Ferme des Chazeaux, véritable institution pour tout connaisseur en matière d’escargots.
Mais si William Frachot livre aujourd’hui une vibrante déclaration au terroir bourguignon, c’est les casseroles remplies d’influences venues des quatre coins du globe qu’il reprenait en 99 cet ancien relais de poste, revampé en auberge courant 19ème. Car si l’enfant est du pays, ses premiers émois culinaires aussi, c’est par-delà la Manche et l’Atlantique qu’il plonge tête la première dans le bain-marie.
L’histoire pourrait être adaptée en feuilleton télé : 5ème génération d’une lignée de restaurateurs dijonnais, il choisit la section hôtelière après une scolarité chaotique, moins par conviction que pour calmer le jeu à la maison. Le déclic survient lors d’un premier stage en cuisine, sous la houlette du chef Gérard Clément, qui lui transmet le feu sacré. Mais à l’école, l’étincelle ne s’allume toujours pas. Après s’être fait virer (par deux fois), le chef prend la direction de l’Angleterre, pour enseigner dans un lycée hôtelier durant quelques années. Puis celle de Toronto, où il officie comme sous-chef durant un temps. De retour à Dijon, il peaufine son apprentissage au sein des meilleurs hotels restaurants de Bourgogne, au Relais Bernard Loiseau à Saulieu, à la Maison Lameloise à Chagny puis à la Pâtisserie Fabrice Gillotte, avant de repartir pour Montréal où il intègre successivement les cuisines de Normand Laprise et Nicolas Jongleux.
Si le CV s’étoffe, le mal du pays commence à se faire sentir, et avec lui le besoin de revenir. Chapeau Rouge, c’est son père qui le lui trouve. La maison, une institution dans le centre de Dijon, est en difficulté. Pour Wiliam Frachot, c’est une toile presque blanche pour appliquer les préceptes appris à l’étranger. À son arrivée, le chef commence par faire table rase du terroir bourguignon (ironie du sort, les œufs meurette aujourd’hui en vedettes sont les premiers à y passer), au profit d’une cuisine fusion teintée d’exotisme. Un parti pris primé en 2003 d’un premier macaron. « C’est une belle récompense, mais on n’était vraiment pas prêts. On faisait 100 couverts par jour, plus les traiteurs, les mariages… On s’est tués à la tâche ». La seconde arrivera dix ans plus tard, mais avant elle, la remise en question. Car malgré les éloges, la flamme n’est plus là, remplacée par l’épuisement inhérent au métier, et un accident domestique qui l’oblige à se poser. L’heure est à la réflexion. « À force d’être dans un stress permanent, j’avais perdu l’envie, je n’avais plus d’idée. Cette pause m’a obligé à faire le point et à ce moment-là, tout est devenu plus clair, j’ai compris ce que je voulais faire. Trouver des produits d’exception, me faire un réseau de fournisseurs en béton. Je vais manger chez Toutain et là je prends une vraie claque, et un shoot d’inspiration ». Le chef affine sa vision, se « regastronomise », dévoile de nouveaux plats, à l’instar de cette tête de veau et langoustines qui charmera le guide rouge.
Après la seconde consécration vient l’heure de la révélation. En cuisine, le chef opère un virage à 180°, avec en tête un dessein bien tracé : raconter l’histoire de la gastronomie bourguignonne d’aujourd’hui.
Je me suis aperçu que j’avais une mine d’or entre les mains, mais que pour en tirer parti, il fallait que j’explore la genèse de la cuisine bourguignonne.
Et à mesure que s’enchaînent dans l’assiette les nobles saveurs du terroir environnant, force est de constater que le projet est rondement mené. Mais pour autant, pas question pour le chef de chatouiller simplement les grands classiques bourguignons. On assiste ici à un exercice aussi virtuose que radical, qui offre une relecture technique, contemporaine et créative à la bonne cuisine de région.
En témoigne cette pochouse, réinterprétation étoilée d’une soupe de poissons populaire typique du pays, que l’on retrouve dans l’assiette de la Partie de Pêche en Rivière du chef, escortée d’une sole fabuleuse et de friture en mode finger-food. Mentionnons encore le jambon persillé, que l’on retrouve en effiloché dès les amuse-bouche, prélude gourmand à ce chapitre 100% bourguignon. Jadis boudé, l’œuf en meurette se paye une nouvelle jeunesse. Posé sur une sauce qui aura nécessité pas moins de 4 jours de boulot, on le déguste accompagné d’une crème de gougère épaisse à se damner.
On pourrait penser que l’endive qui ouvre les festivités évoque d’autres contrées. Il n’en est rien. Détendu au jus d’orange et au sucre roux, le miso qui atténue l’amertume du légume provient de la fabrique artisanale de Kura de Bourgogne, à quelques kilomètres de là. L’assiette, qui a demandé pas moins de 4 ans d’expérimentations, dévoile un équilibre parfait, souligné par une crème de racine caramélisée et une mousse de champignons. « C’est un copain producteur qui m’a amené ses endives. L’idée, c’était de lui redonner sa forme initiale, et de souligner la cohabitation entre deux produits qui poussent sous terre. Hier, on a fait un essai en faisant sécher les feuilles à plat. Je pense que c’est un produit que l’on va encore faire évoluer ». Et en cuisine, on sait que le chef à un penchant pour l’innovation. Récemment, c’est la lie de vin récupérée par un copain marchand de vin qui s’est retrouvée dans les assiettes du sandre et du soufflé à la poire.
Côté terroir, citons encore l’« Assiette de nos Maraichers » et sa farandole de kale, de butternut, d’épinards et de poireaux grillés, à vous faire aimer les légumes comme jamais. Mention très spéciale enfin pour cette volaille de Bresse à la céleste tendresse, qui nous vient de la ferme de la Guyotte, un peu plus bas dans la Saône-et-Loire. Outre le pâté de foie et la raviole végétale qui l’accompagne, on remarque ce fabuleux jus au vin jaune qui témoigne de toute l’importance que le chef accorde aux sauces. Là encore, une belle ode à la région.
Du début à la fin, l’immersion est totale. On voyage en plein dans le terroir bourguignon, au gré de ses rivières, ses vignobles, ses villages pittoresques, ses collines et ses wallons. Et finalement, on comprend tout le dessein du chef. Car c’est bien là devant nous, dans l’assiette, que William Frachot écrit un nouveau chapitre de l’histoire de la cuisine bourguignonne.
Texte de Mathilda Panigada