Tsukiji, c’est fini

Tsukiji, c'est fini
© 180°C - Photographie Jean-Luc Bertini

Tsukiji, le plus grand marché du monde, situé à Tokyo et célèbre pour ses enchères aux thons, vient de déménager avec six ans de retard. Une histoire rocambolesque sur fond d’intrigues politiques, de scandales environnementaux et de fonds publics jetés par les fenêtres.

Le déménagement de Tsukiji est un sujet qui fait sérieusement débat depuis près de 50 ans. Ce marché de gros de 230 000 m2 situé en plein coeur de Tokyo, juste à côté du quartier d’affaires de Shimbashi et du quartier de luxe de Ginza, était un peu encombrant dans une ville où l’immobilier flambe depuis des décennies. Le déplacer un peu plus loin pouvait permettre de gagner des terrains à très forte valeur – 2 trilliards de yens, soit près de 20 milliards d’euros, d’après certaines estimations réalisées dans les années 2000. On a aussi beaucoup parlé de la vétusté de Tsukiji : construit en 1935, on lui a reproché d’être obsolète, désordonné et un peu cracra, ce qui n’est pas idéal quand on sait qu’il y a quelques jours à peine, plus de 3 300 tonnes de produits marins et de végétaux y circulaient quotidiennement pour une valeur de 2,1 milliards de yens environ.

À la première proposition officielle de déménagement, dans les années 1970, les travailleurs du marché ont voté non. Mais à l’époque, on n’avait pas de plan B vraiment clair pour déplacer tous ces gens. À partir de 1991, la métropole de Tokyo a dépensé des fortunes pendant 5 ans pour tenter de rénover un Tsukiji vieillissant et a abandonné les travaux brutalement en 1996, parce que c’était trop compliqué. En 1997, le site de l’ancienne usine de gaz de Toyosu, à 2 kilomètres au sud-est de Tsukiji, s’est distingué comme le meilleur endroit où construire un nouveau marché tout neuf, tout beau, tout propre.

Tsukiji, c'est fini
Les allées étroites et surchargées de Tsukiji – © 180°C Photographie Camille Oger

Gros problèmes de contamination du sol
Le déménagement du plus grand marché du monde est devenu le fer de lance du gouverneur de Tokyo élu en 1999, Shintaro Ishihara. Connu pour sa vie un peu fofolle et son « franc-parler » – c’est ce qu’on dit quand quelqu’un est raciste, homophobe et négationniste, non ? – Ishihara a annoncé en décembre 2001 que le nouveau marché de Toyosu ouvrirait ses portes d’ici 2012, répétant à l’envi que celui de Tsukiji était sale et que le nouveau serait tip-top hygiénique. Le hic, c’est qu’en 2001 toujours, la compagnie Tokyo Gas Co. a révélé que le site était tout sauf hygiénique.
Il était extrêmement pollué, avec des taux élevés de plomb, d’arsenic, de cyanogène et de benzène entre autres.

Toyosu était-il vraiment l’endroit idéal pour installer un marché alimentaire ?

Ishihara avait décidé que oui, et la ville de Tokyo a commencé à s’empêtrer dans un projet démentiel qui a sérieusement agacé ses habitants. Non seulement le site était dangereux d’un point de vue sanitaire, mais il était aussi très cher, et il a donc fallu des années pour l’acheter sur fonds publics. En 2007, seulement un tiers de la surface avait été acquise pour la somme de 62,7 milliards de yens (environ 478 millions d’euros aujourd’hui), et on estimait le coût du déménagement (hors achats immobiliers) à 128,7 milliards de yens, soit près d’1 milliard d’euros.  2007 est une date importante car il s’agit d’une année électorale, et Ishihara, qui avait clairement perdu en popularité, a été réélu sur la promesse que le site serait bientôt entièrement dépollué en remplaçant le sol sur une profondeur de 4,5 mètres et en le recouvrant d’asphalte. Il proposait également d’enfoncer des pieux spéciaux dans le sol qui « neutraliseraient » les substances toxiques, ce qui a beaucoup fait rire les géologues. Enfin, ils riaient moyennement, car dans une zone ultra-sismique comme la baie de Tokyo, on n’utilise pas des solutions hasardeuses pour dépolluer le sol, la moindre secousse un peu violente pouvant avoir des conséquences dramatiques.

Tsukiji, c'est fini
Magnifique thon et maguro bōchō – les couteaux géants – dans des conditions d’hygiène un peu limite © 180°C Photographie Camille Oger

Une succession de mecs qui ne font rien du tout (à part détourner des fonds)
Les opposants au projet ont également commencé à soupçonner Ishihara de vouloir utiliser le site de Tsukiji pour la création d’un centre médiatique pour les Jeux Olympiques de 2016, bien que la candidature de Tokyo ait très peu de chances d’être retenue. Mais le gouverneur de la métropole n’a jamais changé d’avis malgré les protestations, et a même annoncé avoir résolu le problème de pollution. En réalité, le projet continuait à patauger, n’avançant pas du tout jusqu’à la démission d’Ishihara en 2012, qui a tout laissé en plan pour fonder son propre parti et se présenter aux élections nationales. Son vice-gouverneur, Naoki Inose, hérite du bébé, fait plein de promesses, est réélu au poste de gouverneur la même année, et démissionne un an plus tard, embourbé dans un scandale lié au financement de sa campagne. Le déménagement de Tsukiji n’avance toujours pas. On en parle, au Japon, comme de quelque chose qui n’arrivera jamais, tant les nouvelles du projet sont rares et peu encourageantes.

Le nouveau gouverneur de Tokyo, Yoichi Masuzoe, est super motivé. Élu en 2014, juste après la sélection de Tokyo pour organiser les JO de 2020, il promet de délocaliser le marché à la fin de l’année 2016 – la deadline de 2012 ayant largement été dépassée – et de se servir de l’ancien site pour les Jeux Olympiques. Il annonce, comme Ishihara, que le problème de pollution a été réglé, mais en fait non, toujours pas. Le projet continue à traîner, paraît de moins en moins réaliste, et au début de l’année 2016, on doute sérieusement de la bonne foi de Masuzoe. Celui-ci démissionne en juin pour détournement de fonds publics. Et laisse le projet foireux à son successeur, qui cette fois, est une femme.

Le scandale éclate à la tête de Yuriko Koike – qui redresse la barre
Cette femme, c’est Yuriko Koike, fille à papa d’un magnat du pétrole qui est un fervent supporter de notre ami le révisionniste Ishihara. Si on vous dit qu’une licence de socio n’offre aucun débouché, sachez que c’est faux, ça peut mener au poste de gouverneur de Tokyo. Mais c’est mieux d’avoir un père bien placé. En 2016, Koike hérite d’un véritable cauchemar : les travaux qui ont coûté une fortune sur le site de Toyosu s’avèrent n’avoir jamais été faits, rien n’est prêt, tout est toujours aussi pollué, et les JO approchent. Le scandale éclate, Koike essaye d’avoir l’air efficace, met au placard le type qui supervisait le déménagement, et demande à Ishihara ses rapports et dossiers sur le projet. Ishihara lui répond qu’il ne « s’en souvient pas » ou « n’est pas au courant », lui remet des documents bidon, et Koike se retrouve donc devant les caméras de tout le pays, devant annoncer qu’elle annule officiellement le déménagement de Tsukiji pour la fin de l’année 2016. En même temps, si elle avait réussi en trois mois, elle aurait été super fortiche.

Le projet a encore des opposants, terrifiés à l’idée que Tokyo perde son âme en même temps que son marché aux poissons

Maintenant que Koike tient les rênes, elle essaye de bâtir un nouveau projet plus réaliste : tout reste à faire, et tout doit être prêt bien avant les JO si on veut utiliser le site de Tsukiji pour construire quelque chose, donc elle annonce la date de 2018. Évidemment, des tas de gens continuent à protester parce que le projet a encore des opposants, terrifiés à l’idée que Tokyo perde son âme en même temps que son marché aux poissons, mais ça devient compliqué de faire marche arrière. En février 2017, la métropole a en effet déjà investi 588,4 milliards de yens dans l’affaire – soit 4,5 milliards d’euros, et on est loin d’avoir fini. Un an plus tard, en février 2018, Koike assure que le projet est « sur les rails », avec un sol enfin décontaminé, des systèmes de réfrigération à la pointe, et une grande partie des bâtiments déjà prêts.

Tsukiji, c'est fini
Photo extraite du reportage » Tsukiji, le géant en stand-by » 180°C #10 © 180°C – Photographie Jean-Luc Bertini

C’est fini, mais c’est pas fini
Le 6 octobre 2018, tous les Japonais vivent la fin d’une ère, quand le marché de Tsukiji organise sa toute dernière vente aux enchères de thons. On n’y croyait plus, mais c’est fait, Tsukiji déménage. Tout le monde verse une larme. Même ceux qui avouaient qu’effectivement, il était temps. Une grande partie des vendeurs a déjà investi le nouveau marché de Toyosu depuis quelques semaines. Tsukiji, c’est donc fini. Enfin, pas vraiment. Koike a évoqué le fait que le déménagement à Toyosu pourrait n’être que provisoire – dans 5 ans, on revient à Tsukiji, et on utilise le site de Toyosu qui nous a coûté un bras comme centre de distribution, a-t-elle proposé. En fait, on ne sait pas trop ce qui va réellement arriver à Tsukiji. Alors qu’il est en train de se vider, son sort est opaque comme a pu l’être à l’époque le projet de déménagement. Il pourrait bien avoir plusieurs vies : une première jusqu’aux JO, servant de « hub » comme ça a pu être annoncé, et une autre ensuite. Le feuilleton n’est donc pas fini.

Tsukiji, c'est fini

En complément de cet article

180°C des recettes et des hommes – n°10+ 1 Poster "Le Cabinet de Curiosités"

 

Retrouvez « Tsukiji, le géant en stand-by »
Un reportage de Sophie Brissaud et Jean-Luc Bertini
Au menu de 180°C N°10.

 

 

 

 

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