Comment Villié-Morgon, ce petit village viticole du Beaujolais est-il devenu le berceau des vins naturels ? Plus que de terroir, il s’agit d’une histoire humaine, initiée notamment par un vigneron visionnaire.
Dans la bouche des pourfendeurs des vins naturels, on entend parfois dire que ces derniers sont une tocade de bobos parisiens qui s’en lasseront aussi vite qu’ils ont fini par abandonner leur paire de baskets Puma pour le nouveau modèle de Nike. Comme si les vins naturels sortaient de nulle part, poussaient par magie dans la vitrine de cavistes bobos (eh oui, eux aussi !), étaient tout juste nés hier et allaient vite mourir demain. Ils s’appuient pourtant sur des racines très profondes, dans la terre et dans le temps.
Le nature, c’est pas nouveau !
Primo, ces jajas ne sont pas des produits hors-sols inventés pour des cahiers de tendances, mais bien la récompense d’un travail convaincu et acharné de « vrais » vigneron(ne)s aux paluches calleuses. Deuxio, ils sont le fruit d’une longue histoire dont on peut situer les prémices, en tous cas des étapes notables, à la fin des années 1970, à Villié-Morgon. C’est là, en 1978 d’après Jean Foillard, que Marcel Lapierre, disparu en 2010, a mis en bouteilles sa première cuvée « nature ». Aux yeux de l’œnotouriste américain, Villié-Morgon n’est pas Beaune ou Saint-Émilion. Mais ce bourg du Beaujolais tient presque rang de capitale pour les producteurs et buveurs de vins sans intrants – ou avec très peu.
Une figure essentielle, originaire du coin et considérée comme le père des vins naturels, a inspiré Marcel et les autres : Jules Chauvet, chercheur, œnologue, négociant-éleveur, décédé en 1989, auquel il faut associer Jacques Néauport, dit « Bidasse », disciple du maître et grand vinificateur très assidu jadis dans les chais beaujolais. Dès 1960, dans un numéro de La Bourgogne viticole, Jules Chauvet avait rédigé un mémento intitulé « Vinification rouge » dans lequel il déployait quelques idées fortes, sur la chaptalisation – « on peut se dispenser de cette pratique en vinifiant de la vendange mûre, on obtient alors un vin naturel recherché par le consommateur avisé » – ou le sulfitage – « il n’est pas indispensable mais souvent nécessaire. L’idéal serait de ne pas sulfiter : il faudrait alors être sûr de la vendange et de soi-même ».
Soif de liberté
Pourquoi Villié-Morgon s’est-il converti – en minorité – au nature ? Rien à voir avec le terroir. C’est une affaire d’hommes, au pluriel, puisque le pionnier a vite suscité quelques vocations. La motivation d’un Marcel Lapierre tenait sûrement au goût du vin, à une envie de produire et de boire autre chose que les très ordinaires canons habituels. Mais elle se nourrissait aussi sans doute d’une volonté politique de se libérer des carcans, de lutter contre la standardisation, de s’affranchir d’une espèce de diktat imposée par la viticulture d’alors. D’ailleurs, aujourd’hui, son fils Mathieu, qui trouve l’expression « vin nature » un peu réductrice, confirme :
La réflexion est plus globale que simplement faire du vin sans sulfites… Il y a une idée profonde, c’est un choix, une liberté.
Bref, la dynamique de groupe a fait le reste, forgée peu à peu par de sacrés caractères : « P’tit Jean » Foillard, Jean-Claude Chanudet dit « Le Chat », grand ami de la famille Lapierre, Jean-Paul Thévenet dit « Polpo », Guy Breton ou « P’tit Max » pour les intimes, ou encore Georges Descombes plus connu à l’ouest du Rhône sous le surnom « Le Noune ». Tout ce petit monde s’est dressé face au vent d’une époque plus ouverte aux « progrès techniques » – rendements maousses, levurage, chaptalisation, sulfitage, etc. – qu’à la poésie paysanne, l’expression du terroir ou le respect du raisin et de l’environnement.
« On était des rebelles, on ne voulait pas rentrer dans le cadre, c’est aussi pour ça qu’on faisait du vin nature », explique « Le Chat », la trogne barbue couverte d’un chapeau pas tout à fait haut-de-forme. Il a fallu du cran pour résister. « Dans les années 1980, l’administration nous mettait plein de peaux de banane, on était les bêtes à abattre », ajoute-t-il. Même son de cloche chez les autres : « On se foutait de notre gueule quand on nous voyait labourer », renchérit « P’tit Max ». Mais la bande de Villié-Morgon – à laquelle on peut associer l’excellent Yvon Métras, le voisin de Fleurie, à partir de 1988 – était assez carrée des épaules pour supporter les sarcasmes. Pas vraiment prophètes chez eux, les gars du Beaujolais commençaient heureusement à partager leur vision avec des gens comme Pierre Overnoy dans le Jura. Leur démarche fut aussi comprise par des relais très précieux, l’immense chef Alain Chapel qui affichait leurs vins à son livre de cave ou encore François Morel, patron des Envierges qui, dans son bar à vins perché sur les hauteurs de Belleville à Paris, mettait les buveurs parisiens aux parfums de leurs gamays pur jus.
Une nouvelle génération
Vingt-cinq ou trente ans plus tard, les « nature » de Villié-Morgon et d’ailleurs n’ont pas assez de vins à vendre et ne sont plus la risée de personne. Marcel Lapierre n’est plus là. Enfin si, encore très présent. Grâce à sa femme Marie, ses enfants Mathieu et Camille qui font bien plus qu’entretenir sa mémoire, et dans les propos des copains qui le décrivent comme « un visionnaire et un rassembleur ».
Foillard et les autres font toujours du (très bon) vin… Mieux que ça, leurs rejetons et des jeunes, pas forcément « fils de », continuent à creuser le sillon. Damien Coquelet, Kévin Descombes, Charly Thévenet, Alex Foillard n’ont aucune volonté de tuer les « pères », ravis de voir l’aventure se poursuivre. La transmission se fait spontanément comme l’explique Karim Vionnet : « La porte de chacun est ouverte. Il y a un vrai sens du collectif, des échanges et une solidarité quelle que soit la génération ». Une histoire humaine, on vous dit !
– LES HISTORIQUES –
Jean Foillard, dit « P’tit Jean »
Le Clachet – 69910 Villié-Morgon
Tél. : 04 74 04 24 97.
« On dit vin “nature”. Moi je dis juste “vin” parce qu’on n’a fait que remettre au goût du jour des méthodes anciennes, avec le confort du contrôle des températures en plus ». Première « vinif » en 1981 et premier vin naturel en 1985. Les 17 hectares de vigne sont disséminés sur trois des six climats de l’appellation morgon, dont la célèbre côte du py. Ne pas hésiter à attendre les vins : lors de la dégustation, le 2006 était à tomber.
Morgon, Les Charmes 2014 (de 23 à 25 € chez les cavistes)
Assez complet et ample, ce vin charmeur profite d’une grande fraîcheur tonique. On salive et on se ressert !
Morgon, côte du py 2014 (de 23 à 25 € chez les cavistes)
Précis, fin, équilibré, profond, juteux, tout ça à la fois ! Le 2015 se révèle plus solaire, expression d’un millésime plus chaud.
Jean-Claude Chanudet, dit « Le Chat »
Domaine Joseph Chamonard – Corcelette – 69910 Villié-Morgon
Tél. : 04 74 69 13 97.
« J’aime bien quand il y a un problème à régler ! Quand tout va bien, ça m’emmerde… » Ami très proche de Marcel Lapierre, bricoleur de première, passionné de microbiologie, « Le Chat » a toujours eu d’autres jobs que celui de vigneron. Il a hérité du savoir-faire et de quelques vignes du père de sa femme Geneviève, mais en a acheté un peu aussi : « Le père Chamonard était un homme proche de la nature, il est passé à côté de toutes les influences négatives ». Lui aussi.
Morgon 2015 (environ 20 € chez les cavistes)
De la franchise, du fruit à revendre, un gamay délicieux qui, au-delà du friand, ne manque pas d’appuis.
Morgon 2004
Sur un millésime pourtant réputé moyen, un vin d’une jeunesse épatante, avec un fruit encore très présent. On se régale !
Guy Breton, dit « P’tit Max »
Les Nicouds – 69910 Villié-Morgon
Tél. : 04 74 69 12 67
« J’ai d’abord vinifié chez Marcel pour m’amuser avant de vraiment me lancer en 1988 », raconte Guy Breton. Aux raisins de ses 4 hectares de vieilles vignes – de 70 à 100 ans – plantées à 350 mètres d’altitude, et de son hectare sur régnié, il ajoute un peu d’achat de matières premières. « Il y a vingt-cinq ans, il fallait se battre pour vendre des vins naturels du Beaujolais », dit-il. Aujourd’hui, on se bat pour acheter les siens…
Beaujolais-villages, Marylou 2016
Un vin de soif comme on en rêve, avec d’étonnantes petites pointes poivrées et épicées.
Morgon, P’tit Max 2014
Quel joli grain de vin ! Ni spectaculaire, ni ramenarde, ni flatteuse, une cuvée séduisante au naturel.
Morgon, Vieilles Vignes 2015
Un gros degré – 15 – mais un équilibre remarquable. Bon maintenant, encore meilleur dans quelques années, à l’image du 2009, aujourd’hui détendu.
Georges Descombes, dit « Le Noune »
Vermont – 69910 Villié-Morgon
Tél : 04 74 69 16 67
Plus jeune, il travaillait chez un embouteilleur. C’est comme ça qu’il a découvert les vins naturels. Sa première récolte date de 1988. « Pendant des années, on nous a pris pour des Martiens. Aujourd’hui, on a acquis une notoriété donc davantage de respect. » Il ne nous viendrait d’ailleurs pas à l’idée de lui en manquer. Son terrain de jeu ? 15 hectares sur morgon, brouilly, chiroubles, régnié, et un peu de raisins de négoce sur fleurie, saint-amour et en beaujolais-villages.
Morgon 2014
De l’intensité, de la concentration et de la fraîcheur pour ce morgon délicieux, posé sur des équilibres assez hauts.
Fleurie 2014
Gros béguin pour ce vin qui allie beaucoup de fond et une grande délicatesse. Son côté juteux sonne comme une furieuse envie d’y revenir.
Jean-Paul Thévenet, dit « Polpo »
Le Clachet – 69910 Villié-Morgon
Tél. : 04 74 66 39 93
Après quelques essais sans soufre à partir de 1981 et une cuvée vinifiée avec Marcel Lapierre en 1985, Jean-Paul Thévenet commercialise son premier vin « nature » en 1986. Aujourd’hui, il possède toujours 4 hectares sur morgon et travaille en collaboration avec son fils Charly qui, lui, met en bouteilles des vins délicieux sur régnié, l’une des appellations voisines. Les morgons 2014 et 2015 sont épuisés, le 2016 tout juste en bouteilles.
Morgon 2015
Une réussite sur un millésime pas évident car un peu caniculaire. « Polpo » a su préserver souplesse et fraîcheur pour amadouer le côté chaleureux du vin.
Morgon 2014
Plus frais et plus prêt à boire que le 2015. Limpide, gouleyant comme on disait dans les années 1980, épanoui… 75 cl de plaisir !
– L’HÉRITIER –
Mathieu Lapierre
Rue Rabelais – 69910 Villié-Morgon
Tél. : 04 74 04 23 89
Sa maman Marie continue de gérer le Château Cambon, mené en association avec les Chanudet. Sa sœur Camille l’a rejoint sur le domaine Marcel Lapierre. Mathieu a bossé pendant six ans avec son père. Un héritage précieux. « Dans la famille, on a aussi la manie de tout écrire. Marcel a pris beaucoup de notes, on a donc également une mine d’informations par ce biais-là », précise-t-il. Une quinzaine d’hectares, de nombreuses parcelles, des terroirs différents. Il assemble tout pour ne sortir qu’un vin : « Je trouve que ça va bien avec le côté populaire du beaujolais ». Un seul vin ? Presque puisque chaque millésime est proposé en deux versions, l’une sans soufre, l’autre avec un chouïa.
Morgon 2011
Le 2015 épuisé, le 2016 pas prêt, on s’est orienté sur un vin un peu plus mature : le 2011. Avec un rien de sulfites ou sans sulfites du tout ? Petite préférence pour le deuxième, superbe canon de soif, droit, gourmand et très digeste.
Morgon, Camille 2016
Depuis 2014, Camille signe sa propre cuvée. Goûté sur fûts quelques mois avant la mise, le millésime 2016 s’annonçait très bien, droit, profond, intense et précis.
– LA NOUVELLE GÉNÉRATION –
Karim Vionnet
Le « vieux » des jeunes. « On est héritier de quelque chose même si on n’a pas hérité de vignes. J’ai pris un peu de chez tout le monde et, sans les anciens, je ne me serais pas lancé dans le nature ». À goûter ? Du Beur dans les pinards 2015, ultra gourmand.
Morgon Le Bas – 69910 Villié-Morgon
Tél. : 06 09 62 51 44
Anthony Thévenet
Sans parents vignerons, il s’est frotté au métier et à la philosophie chez Georges Descombes et Jean Foillard. Son morgon Vieilles Vignes 2015, à la puissance parfaitement maîtrisée, prouve que le bonhomme ne s’est pas trompé de voie.
Le Douby – 69910 Villié-Morgon
Tél. : 06 61 62 92 45.
Kévin Descombes
Le fils de Georges Descombes. Il a goûté à la chimie pendant un stage, mais a préféré suivre la trace de son père. Bref, c’était vigneron nature ou pas vigneron du tout. Son morgon Vieilles Vignes 2014 a du fruit, de la fraîcheur et de l’amplitude.
Vermont – 69910 Villié-Morgon
Tél : 07 60 07 25 81.
Damien Coquelet
Le beau-fils de Georges Descombes. De l’énergie à revendre pour ce tout juste trentenaire. La plupart de ses vignes se situent sur l’AOC morgon mais on a bien aimé aussi son chiroubles Vieilles Vignes 2014.
Les Bourrons – 69820 Vauxrenard
Tél. : 06 25 32 65 24.
Alex Foillard
Il bosse dans le domaine de ses parents, mais s’émancipe aussi à la tête de 2 hectares et des brouettes en brouilly et côte-de-brouilly. Premier millésime en 2016, à 25 ans, avec un brouilly prometteur, dégusté quelques mois avant la mise.
Le Clachet – 69910 Villié-Morgon
Tél. : 06 76 48 47 95.
Charly Thévenet
Fils de « Polpo » alias Jean-Paul Thévenet, Charly œuvre sur 3 hectares en appellation régnié. Millésime 2014 tout en finesse, aux notes épicées et poivrées. Le 2016 est aussi très bien né.
Le Clachet – 69910 Villié-Morgon
Tél. : 04 74 66 39 93
Jeanne Chanudet
Passionnée par son métier de vétérinaire, elle s’implique néanmoins de plus en plus dans le domaine de son père, Jean-Claude, et de sa mère, Geneviève, et « risque » bien de le reprendre pour de bon.
© 180°C – Textes de Pierrick Jégu – Photographies Éric Fénot
Reportage extrait de la revue 12°5 #3