En terres franc-comtoises, célébrées pour leur culture fromagère, nous avons suivi la trace du Morbier. Fromage discret, bien moins célèbre que le Comté son grand-frère jurassien, le Morbier, petit joyau à pâte pressée reconnaissable à son inimitable tâche de naissance charbonneuse, fait pourtant valoir un caractère bien trempé assorti d’une surprenante palette aromatique… Le résultat d’un long travail engagé par une filière qui a su s’organiser et fédérer tous ses acteurs autour de la protection de ce savoir-faire traditionnel.
En 2000, le Morbier décroche sa toute première appellation avec l’AOC, le label français, puis en 2002 avec son homologue européen, l’AOP. Depuis, la production n’a cessé de croître, témoignant de l’appétit des mordus de fromages et autres pour ce franc-comtois, parvenu à inscrire modestement son nom parmi ceux des classiques du traditionnel plateau de fromage.
Derrière cette renommée, qui s’exporte timidement au-delà de nos frontières hexagonales – le transport n’étant pas son meilleur allié – il y a le travail de toute une filière, des hommes, des femmes, éleveurs laitiers, fromagers, affineurs, rassemblés sous la bannière d’un seul et unique syndicat interprofessionnel, tous gardiens d’un précieux savoir-faire qui conjugue le goût et l’authenticité avec le bon sens paysan.
À la tête de ce syndicat, Joël Alpy est aussi éleveur de vaches laitières. C’est dans sa ferme familiale, installée à 850 mètres d’altitude, en bordure du village de Mignovillard, que nous sommes allés le trouver. C’est là que tout commence, car un bon morbier est avant tout réalisé avec un lait d’une qualité irréprochable obtenu grâce à des vaches laitières auxquelles les éleveurs de la région apportent un soin tout particulier.
Ici, les producteurs sont des « mordus de vaches » et ça se sent.
Dans sa ferme, Joël travaille avec son jeune fils, Rémy, tous deux élèvent une soixantaine de vaches laitières sur un parcellaire de 25 hectares constituée uniquement de pâtures. Pas plus de 50 vaches par exploitant, c’est une des contraintes qui seront bientôt imposées par le cahier des charges renforcé de l’appellation, une manière de défendre le principe de la ferme familiale face à la tentation de l’intensification.
En cette fin de mois de juin, l’abondance d’herbe et le vert profond dont elle s’est parée témoignent de conditions météo optimales, soit un parfait équilibre entre humidité et soleil. L’une des particularités des pâtures chez Joël, c’est d’être organisées selon les principes du « pâturage tournant dynamique », un système que le fils de Joël a mis en place il y a maintenant plus de deux ans. La pâture est ainsi divisée et délimitée en plus petites parcelles dont Rémy mesure la hauteur d’herbe chaque lundi, il rentre ses données dans un logiciel et obtient des courbes qui l’aident à désigner au jour le jour la parcelle qui doit être ou non consacrée au pâturage du troupeau.
Sceptique au départ, Joël reconnait aujourd’hui que le concept a fait ses preuves. Une hauteur idéale, c’est la garantie d’un parfait équilibre entre qualité et quantité, avec une herbe notamment riche en azote. Depuis deux ans qu’ils mènent l’expérience, Joël et Rémy ont pu supprimer le tourteau (un complément végétal protéiné) de l’alimentation de leur troupeau. Mieux, l’an dernier, ils ont dégagé 12 hectares supplémentaires de foin, ce qui leur a permis de gérer sans problème une grosse période de sécheresse. La flore dans les champs s’est elle aussi améliorée et de facto la qualité du lait produit par les vaches. Tout cela, sans aucun intrant, juste un amendement, de la matière organique bien travaillée et une optimisation du lisier épandu en très petites quantités. Chez les Alpy, on ne force pas les choses :
on prend ce que la nature nous donne : une année on fait plus, une année on fait moins.
C’est ce même bon sens qui anime la jeune garde des éleveurs laitiers de la coopérative, à l’image de Jonathan Martin, un autre mordu de vaches, à la tête de sa ferme familiale, le GAEC des Auges, située sur les hauteurs de Labergement-Sainte-Marie-Marie. Installé depuis 2016, Jonathan produit aujourd’hui 300 000 kilos de lait intégralement destiné à la Fruitière des lacs, la fromagerie gérée en système coopératif directement par les éleveurs.
Ce lait sera principalement transformé en Comté, à hauteur de 90%, le reste servira à la fabrication du Morbier et de la raclette. De superbes pâtures avec vue sur le lac, le quotidien de ces montbéliardes a des allures de dolce vita. Moins de génisses que ce qui se fait traditionnellement ailleurs, et pour cause :
tout est fait pour que les vaches vivent le plus longtemps possible, on ne « réforme » que lorsqu’il n’y a plus d’autre choix possible…
Le fruit du travail réalisé avec leurs bêtes, ces éleveurs le récoltent lors de la traite, réalisée deux fois par jour, une le matin et l’autre le soir. Il faut travailler vite, le précieux Morbier est réalisé à partir de lait cru, refroidi à 12°C, qui doit être transformé dans les 24h maximum. En terme de conservation, on pourrait bien évidemment descendre en-dessous des 12°C, mais cette température est idéale pour augmenter la flore lactique et limiter ainsi l’ensemencement.
Pour les 60 vaches de Joël et Rémy, la traite dure environ 45 minutes, un labeur difficile, physique, notamment lorsqu’ il s’agit de déloger une vache qui s’est installée au mauvais endroit. Heureusement, les investissements récents pour donner un coup de jeune à la salle de traite ont considérablement amélioré le confort des vaches et de leurs propriétaires.
La traite du soir est maintenant terminée, le camion de ramassage dont les passages se font avec une précision métronomique ne devrait plus tarder. Une fois lestée de son précieux chargement, il mettra le cap vers la fromagerie où de petites mains précises s’affaireront à transformer cette matière brute.
Ce savoir-faire, la Fromagerie du Mont d’Or en est l’un des gardiens. Sise à Métabief, à quelques encablures de la ferme de Joël, cette fromagerie familiale perpétue depuis plus d’un demi-siècle les gestes qui donneront vie, forme, goût et texture au Morbier.
Ce matin-là, le Morbier est l’objet de toutes les attentions, mais la fromagerie fabrique également du Comté et du Mont d’Or. Il est alors 7h00, le coup de feu a été donné il y a déjà un petit moment et dans l’atelier la température atteint les 35 °c, contrastant de manière saisissante avec la fraîcheur matinale qui règne à l’extérieur. Cela n’empêche pas l’équipe de s’activer sans ménagement, car ici, tout est « timé » et parfaitement orchestré.
Dans l’atelier, ils ne sont jamais plus de trois ou quatre personnes à glisser entre les quatre imposantes cuves de cuivre qui occupent la moitié de l’espace. Un balai de bon goût parfaitement orchestré, la coordination est sans faille, les gestes sont maîtrisés, chacun conserve un œil sur la grande horloge qui semble superviser la manœuvre tout en la rythmant. Eddy, qui incarne la troisième et dernière génération d’artisan au sein de cette fromagerie familiale, prend tout de même le soin de s’extraire de la danse pour venir éclairer nos lanternes. Première étape, remplir les cuves avec le lait récolté dans les fermes alentour, puis on y verse les ferments. Le moment venu, on décaille, à noter que le Morbier fait l’objet d’un décaillage long en deux étapes.
Armés de ce qui s’apparente à des pagaies, les fromagers brassent lentement le contenu de la cuve pour s’assurer que rien n’échappe au tranche-caillé. Prédécoupé une première fois avant d’être mis au repos, le mélange est décaillé une seconde et dernière fois. On enlève alors les sérums et on rajoute de l’eau avant de chauffer la cuve jusqu’à 37,3 °C. Enfin, la quasi-totalité de la cuve est aspirée pour être répartie dans les 6 cloches en inox.
À l’intérieur de ces cloches, le caillé, plus lourd que le sérum dont il se sépare naturellement, se dépose au fond des moules. On presse une première fois puis plus délicatement une seconde. Les moules sont ensuite extraits des cloches afin de pouvoir passer à la découpe, réalisée avec un emporte-pièces qui permettra de dégager 7 morbiers. Les fromages sont alors présalés avant d’être mis en saumure le lendemain. Les fromagers contrôleront le PH afin de savoir si l’acidification s’est bien passée. Si le niveau est bon, les jeunes prétendants pourront alors rejoindre leurs aînés en cave pour une période d’affinage qui ne dépendra que du résultat que l’on souhaite obtenir en terme de caractère et de puissance.
Pour un jeune Morbier, 80 jours d’affinage seront nécessaires, 90 pour un vieux et 120 jours pour un très vieux Morbier.
Gageons qu’il faudra par la suite beaucoup moins de temps aux amateurs pour se délecter de ce surprenant fromage laissant à chacun le soin d’y trouver les arômes fruités, épicés, torréfiés et autres que recèlent sa palette.
Pour les plus curieux des gourmets, avides d’en savoir davantage sur le mystérieux Morbier, la coopérative a imaginé sur le principe de « l’explor game ® » un sympathique parcours – Le mystère du trait noir – ponctué de balades proposant différentes étapes dans les villages, fromageries, fermes et prairies franc-comtoises. Ludique, cette aventure, cette quête gourmande, plutôt bien pensée pour divertir et stimuler les plus jeunes, constitue une autre très bonne raison de découvrir en famille les richesses insoupçonnées de ce magnifique terroir.
En savoir plus sur :
l’AOP Morbier
La fromagerie du Mont d’or – Sancey Richard
La fromagerie La fruitière des lacs