Philippe Mille, le porteur d’histoires

Philippe Mille
Le Chef 2 étoiles Michelin et Meilleur Ouvrier de France Philippe Mille - © 180°C - Photographie Emmanuel Laveran

Meilleur Ouvrier de France en 2011, étoilé dans la foulée, puis récompensé d’une seconde étoile l’année suivante, il n’aura fallu que quelques mois à Philippe Mille après son arrivée au Domaine des Crayères pour se hisser au plus haut niveau de la gastronomie française. D’origine sarthoise, le chef a dû apprivoiser une terre qui lui était jusque-là inconnue, et qu’il s’emploie désormais à magnifier à travers des assiettes créatives et contemporaines. C’est en s’intéressant à l’histoire de la Champagne, et à celles de ceux qui la peuplent, que Philippe Mille a petit à petit esquissé les grandes lignes de son récit culinaire : une narration délicate, dont les chapitres s’égrènent au fil des assiettes, hommages gourmands à la terre et au patrimoine champenois. Portrait d’un chef dont la cuisine mêle petites et grandes histoires.

De son enfance à la campagne, Philippe Mille a gardé le goût des produits bruts, des plats réconfortants, et du parler franc. Des repères qui l’ont guidé tout au long de sa carrière, et grâce auxquels il a pu instaurer un dialogue avec les producteurs champenois dès son arrivée dans la région, en 2009. « En arrivant aux Crayères, il y a dix ans, j’ai eu besoin de renouer avec mes racines, de retrouver ce rapport direct aux producteurs. Au début, j’allais les voir sur le marché ou je leur téléphonais, mais je me suis vite aperçu que cela ne fonctionnait pas. Ils n’avaient pas l’habitude de travailler avec des restaurateurs, et d’être approchés de la sorte. Du coup, je me suis rendu directement sur leurs lieux de production, et tout de suite, les choses se sont faites plus naturellement : ils se sont rendu compte que je parlais le même langage qu’eux ».

Philippe Mille, le porteur d’histoires

A l’heure où se targuer de travailler avec les producteurs locaux est devenu tendance, Philippe Mille s’efforce de bâtir avec eux des relations de longue durée, basées sur l’estime et le respect mutuel. « Il n’y a pas de produit si je ne connais pas la personne : j’ai besoin de feeling, que ce soit avec mes cuisiniers, mes producteurs, ou mes artisans. Quand je travaille avec un producteur, j’emmène systématiquement mes équipes chez lui, pour qu’ils comprennent d’où vient le produit, comment il a été cultivé. Dans le même sens, je fais aussi venir les producteurs en cuisine, pour qu’ils voient la façon dont nous transformons le fruit de leur travail, et que l’on puisse s’adapter les uns aux autres. Quand mes équipes voient l’agriculteur à quatre pattes, en train d’arracher toutes les mauvaises herbes à la main, parce qu’il ne fait que du bio et que c’est un passionné, le respect qu’ils portent au produit une fois en cuisine n’est plus le même ».

Philippe Mille, le porteur d’histoires
À gauche, Le foie gras cuit dans une croûte de sarrasin et servi sur une pierre de taille. À droite : l’assiette de foie gras cuit en pierre saline de sarrasin ardennais « Artichauts poivrade au Pinot Meunier Essence de champignons et baies des cimes » – © 180°C – Photographie Emmanuel Laveran

Transmettre l’amour du produit à ses équipes, c’est aussi savoir adopter une démarche anti-gaspillage raisonnée, sans céder aux sirènes de la communication « verte ».

Dans les restaurants du plus luxueux et singulier hotel de Reims, il fait « attention au gaspillage tant que ça ne nuit pas à la qualité du produit. Certaines fanes se prêtent à la transformation par exemple, d’autres moins. Idem pour les épluchures. Si c’est juste garder pour garder, parce que c’est à la mode, mais que derrière, je dois jeter ma préparation, ça ne sert à rien » s’agace le chef.

Au fil de ses rencontres, la carte de Philippe Mille a évolué, et s’est articulée autour des histoires qu’on lui a racontées, des producteurs qu’il a découverts, et de cette terre, qui renferme tant de mystères. « Il y a 45 millions d’années, c’était une mer, ici ! On trouve encore plein de sédiments, il y a des coquillages fossilisés à profusion, s’enthousiasme encore aujourd’hui le chef. Cette présence de la mer se retrouve dans le côté salin du champagne. Nous avons la chance d’avoir des terres très différentes, qui sont largement mises en avant lorsqu’il s’agit du champagne, mais assez peu lorsque l’on parle des produits. Or, de la même façon qu’il influe sur les vignes, le sol va jouer sur le goût d’un légume : celui-ci n’aura pas la même saveur s’il pousse dans une terre argileuse, sablonneuse ou crayeuse. »

Philippe Mille, le porteur d’histoires
À gauche, La thématique de la craie déclinée par Philippe Mille : chou fleur fumé, couteaux de plongée, craie de noisette, bulles de chardonnay. À droite, le potager des Crayeres au sein du parc de 7 hectares, et la récolte du jour de rhubarbes – © 180°C – Photographie Emmanuel Laveran

Plus encore que le terroir, c’est la terre qui importe à Philippe Mille, cette matière originelle, celle-là même qui donne son identité à chaque produit. En témoigne l’une de ses entrées phares, couteaux de plongée et sucs de Chardonnay, choux-fleurs fumés aux sarments de vigne, craie de noisette et bulles de champagne. « Puisque que l’on parle toujours de la présence de la craie en Champagne, j’ai voulu travailler autour de cela. Je suis parti du chou-fleur : non seulement ils poussent sur de la craie, mais leur couleur blanche évoque cette matière. Puis j’ai imaginé une déclinaison autour : pour rappeler la présence des sédiments fossilisés dans les crayères, j’ai essayé plusieurs coquillages, avant de m’arrêter sur le couteau. J’ai imaginé des billes de champagne, avec la présence du chardonnay, dont le racinaire a été au contact de la craie. Puis j’ai associé à ça une huile de noisette, que j’ai retransformée pour lui donner cette consistance crayeuse. L’idée, c’est de fermer les yeux, de goûter, et de se dire « ok, je comprends l’histoire de ce plat ».

Raconter l’histoire de la Champagne à travers sa cuisine, une phrase qui revient comme un mantra dans la bouche du chef doublement étoilé.

Pour y parvenir, Philippe Mille s’appuie sur ses échanges avec les producteurs, détenteurs immémoriaux des secrets de la terre, mais aussi sur ses rencontres avec les artisans d’art, fidèles représentants du patrimoine champenois. « L’artisanat d’art fait partie de l’ADN de cette région et de cette ville : la cathédrale, les vitraux, ces vieilles pierres, les ferronneries… je voulais que l’on retrouve aussi cette histoire-là dans ma cuisine ». Ainsi, après avoir visité un artisan tonnelier, le chef a-t-il l’idée de récupérer de vieilles douelles de tonneau, imprégnées du vin conservé précieusement depuis des années, et de les utiliser comme support de cuisson pour son turbot de ligne. Son plat de volaille, cuit sous la paille et accompagné d’un œuf de poule confit au seigle grillé, doit aussi son existence à une rencontre – avec un artisan en marqueterie de paille, cette fois. « Je voyais cet artisan couper et écraser les pailles pour en faire des motifs et là, ça a fait tilt, se remémore le chef. Il se trouve qu’il utilisait de la paille de seigle, donc j’ai imaginé travailler un plat autour du seigle, de la paille et de la volaille. J’ai fait un œuf confit dans de l’huile infusée au seigle, puis j’ai cuit la volaille avec un beurre de paille. Pour donner une vraie cohérence au tout, je lui ai demandé de me créer un petit support, sur lequel je viens poser une tartelette de petits pois, rhubarbe et beurre de paille. Comme ça, il y a une cohérence, d’un bout à l’autre ».

Les assiettes de Philippe Mille ont ce pouvoir de faire entrer en résonance l’histoire d’un produit avec l’histoire de la Champagne, de mêler savoir-faire agricole et savoir-faire artistique. Son vitrail de langoustines mariné au verjus en est un parfait exemple, reproduction minutieuse de l’un des vitraux de Notre-Dame de Reims, et régal pour les yeux autant que pour le palais.

Philippe Mille, le porteur d’histoires
Dans les cuisines des Crayeres à Reims – © 180°C – Photographie Emmanuel Laveran

Ce goût pour l’art, le chef le cultive depuis ses jeunes années parisiennes, lors desquelles il passait déjà son peu de temps libre à arpenter les musées. Sculpture, peinture, dessin… les teintes et les matières fascinent depuis toujours ce fils de forgeron, qui a réuni ses passions en créant il y a quelques années We Art Chef , un festival culinaire associant gastronomie, musique et dessin. « Je suis très fier de pouvoir mêler toutes ces disciplines et d’assurer la transmission des savoir-faire », confie le MOF. Probablement parce que lui-même a beaucoup reçu de ses maîtres à penser : les bases de la cuisine classique avec M. Bordier d’abord, à Pontchartrain, puis la rigueur, avec Frédéric Anton au Pré Catelan ; la précision, avec Michel Roth, chez Lasserre puis au Ritz, et enfin la créativité, avec Yannick Alléno, au Scribe puis au Meurice.  « Ce qui m’anime, c’est de transmettre ma passion. Je ne devrais probablement pas le dire, mais quand je recrute mes équipes, je ne regarde pas le CV, je regarde les yeux du candidat : s’ils brillent, si je sens l’envie de faire, c’est bon. Le savoir-faire, cela vient après. Mais tant que la passion est là, tout est possible ».

Transmettre sa passion, mettre en lumière les savoir-faire, c’est dans ce rôle de passeur que le chef semble avoir trouvé la clé de son épanouissement. Une philosophie susceptible de mener à une troisième étoile ? L’avenir nous le dira, mais Philippe Mille, lui, en est persuadé : c’est uniquement en perpétuant l’art de vivre cher au Domaine des Crayères et en continuant à travailler main dans la main avec artisans et producteurs, que la troisième étoile, un jour, peut-être s’alignera aux autres.

Texte de Coline de Silans – Photographies Emmanuel Laveran

Philippe Mille, le porteur d’histoires

Domaine Les Crayeres
64, Boulevard Henry Vasnier
51100 Reims – France
03.26.24.90.00
contact@lescrayeres.com
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