Lahpet thohk, la salade de thé

En Birmanie, on boit beaucoup de thé, mais on en mange aussi. Loin d’être anecdotique, la consommation de feuilles de thé fermentées en salade – un plat appelé lahpet thohk – est même une pure expression du goût birman, rassemblant toutes les saveurs et toutes les textures dans une même assiette.

Le thé se mange, si si. Dans les régions productrices, notamment en Chine, en Corée et au Japon, il arrive qu’on déguste de jeunes feuilles pendant la saison de la récolte ; on en mâche aussi volontiers en Inde pour leurs vertus médicinales. Aucun pays n’a cependant poussé la consommation de thé aussi loin que la Birmanie. C’est une véritable passion, comme l’illustre ce proverbe local : De tous les fruits, la mangue est le meilleur ; de toutes les viandes, le porc est la meilleure ; de toutes les feuilles, le thé est la meilleure. Les Birmans le boivent vert, noir, avec ou sans lait dans les nombreux tea shops qui bordent les routes, en ville ou à la campagne, mais ils en font surtout une salade absolument fabuleuse.

Cette salade, appelée lahpet thohk, est originaire de l’état Shan mais est devenue le plat national birman. Des stands de rue les plus informels aux restaurants en dur, on la sert partout, à toute heure de la journée et à n’importe quel moment de l’année. Elle est le plus souvent préparée au goût du client, qui choisit parmi les différentes feuilles de thé fermentées disponibles, et peut laisser la cuisinière se débrouiller ensuite ou lui demander d’ajouter plus ou moins des nombreux condiments et autres ingrédients frits ou crus. Comme pour toutes les salades un peu formelles du monde, le plat reste structurellement le même, mais on a quand même de légères variations d’un endroit à l’autre, et on peut ajuster tout un tas de paramètres pour plaire à chaque mangeur.

Fermentation souterraine
La base du lahpet thohk, c’est donc le thé, dont les meilleures feuilles ont été sélectionnées. Elles gagnent une mâche agréable en étant brièvement cuites à la vapeur, roulées, vaguement séchées puis fermentées sous pression dans des paniers en bambou enterrés pendant environ deux semaines.

Contrairement à la choucroute ou au kimchi, le thé fermenté ne baigne pas dans une saumure acide, obtenue grâce à l’ajout de sel.

Il n’est pas salé, donc pas de saumure, mais il libère une huile noire comme du charbon.
Si vous vous demandez comment on fait pour que ça ne pourrisse pas, il y a plusieurs explications : d’abord la composition même de la feuille de thé, riche en phénols, des antiseptiques puissants. Ensuite, la cuisson à la vapeur, qui tue la plupart des micro-organismes intrus et multiplie ces phénols naturellement présents dans les feuilles. Il y a aussi l’huile libérée sous la pression, qui couvre les feuilles et les protège. Enfin, plusieurs vérifications sont réalisées en cours de fermentation, et si les choses tournent mal, les feuilles sont cuites à la vapeur immédiatement avant de repartir sous terre, afin de tuer les éventuelles mauvaises bactéries.

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Thé fermenté et jeune femme préparant la salade – © 180°C – Photographie Camille Oger

Pois frits, épices et crudités pour une salade complète
Une fois fermenté, le thé n’est pas franchement acide, mais sacrément astringent. Selon la méthode de production, la jeunesse des feuilles et la qualité du produit, on obtient des couleurs variées et des formes bien définies ou une masse moins nette. Le lahpet est ensuite préparé à la sauce de chacun, avec de l’ail, parfois du gingembre et du piment, qui ont le chic d’adoucir et d’arrondir ses saveurs, laissant une agréable vivacité acidulée au thé, suivie par une insondable profondeur en bouche. Ce sont les feuilles ainsi préparées que vous avez sous les yeux quand vous commandez votre salade.

On vous les servira avec un assortiment de pois frits, généralement des lablabs, des pois bleus, des pois chiches ou des pois d’Angole. On ajoutera quelques tomates fraîches ciselées, de l’ail frit, du piment vert, du gingembre, des graines de sésame et des cacahuètes torréfiées, des crevettes séchées, éventuellement du chou blanc cru. Le tout sera assaisonné de sauce de poisson, d’huile de sésame ou d’arachide, et de jus de citron vert. Parfois, les feuilles seront malaxées et ressembleront plus à une bouillie qu’autre chose ; parfois, elles seront manipulées avec délicatesse et garderont leur intégrité.

C’est fort mais c’est frais, c’est rond mais acidulé, ça croque, ça craque, ça se mâchonne et ça fait du jus, et si l’attaque peut être franche, la longueur en bouche est agréable et unique en son genre.

Ça, c’est le lahpet de Yangon complet, que l’on mange toute l’année dans tous le pays. Mais pour les grandes occasions, comme les offrandes religieuses ou les cérémonies, on préfère le lahpet de Mandalay, servi traditionnellement dans un plat à compartiments laqué, chaque ingrédient étant séparé des autres. Pas de crudités dans cette version ; juste le thé fermenté arrosé d’un peu d’huile de sésame, les pois frits et les graines torréfiées, les crevettes séchées, du gingembre fermenté et des lamelles de noix de coco frites.

Il est compliqué, voire impossible, de se procurer des feuilles de thé fermentées birmanes en Europe, et donc de reproduire fidèlement cette salade à la maison. On peut en revanche tenter des ersatz à base de bon thé vert infusé, égoutté et pressé puis fermenté quelques jours avec du piment, de l’ail, du gingembre, du sel et un peu de citron vert. Le reste des ingrédients se trouve sans trop de mal, si vous voulez tenter l’expérience…

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