Les cuisines de l’hôtel la Mirande, vénérable institution d’Avignon collée au Palais des Papes, n’ont jamais autant remué qu’en ces temps de platitude pandémique. La période des restaurants fermés aura au moins profité à un furieux de jeune chef qui innove et invente sans limite, aussi naturellement qu’il respire. Portrait de Florent Pietravalle, étoile(s) montante(s) du sud-est.
Hardi :adjectif (et interjection), qui ose sans se laisser intimider.
Synonymes : audacieux, aventureux, intrépide.
« Je ne voulais pas tenir un restaurant étoilé commun »
Florent Pietravalle, 33 ans, quitte les cuisines de la Mirande qu’il dirige depuis 2016 et vient à notre rencontre. Fort d’une carrure gaillarde d’ancien boxeur, l’homme dévoile un tempérament pétri d’humilité. En quelques minutes, il résume une philosophie de travail découlant naturellement de son imagination en état de permanente ébullition. C’est qu’on ne sort pas indemne d’une formation dispensée par des figures aussi différentes que Joël Robuchon, le cuisinier rigoriste aux 32 étoiles Michelin, Jean-Luc Rabanel, le maître des herbes et du végétal, ou encore Pierre Gagnaire, l’un des chefs les plus créatifs de notre génération. Avoir été pendant quatre ans son sous-chef rue Balzac, à Paris, explique peut-être l’ouverture en Avignon d’un champ d’expérimentations rare créant un univers culinaire à part.
L’invention de la poire noire
Une trouvaille comme celle-ci pourrait marquer l’aboutissement d’une vie. Certains déposeraient un brevet à l’INPI (Institut National de la Propriété Industrielle) avec l’espoir de l’ériger en blockbuster. D’autres garderaient la recette secrète et ne la transmettraient qu’à un de leurs enfants. Mais pas Florent qui déclare le plus timidement du monde, entre le digestif et le café, avoir élaboré une « poire noire ».
Tout est parti de la compréhension du process de fabrication de l’ail noir qu’on a essayé de transposer à d’autres aliments. On a laissé une poire caraméliser pendant deux mois, compoter dans son sucre à une température de 70 degrés avec à un taux constant d’humidité.
Nous avons eu beau chercher sur internet, aucune trace de poire confite couleur charbon dont les saveurs complexes rappelleraient le pruneau, le café ou le caramel. Il ne suffisait pourtant que d’y penser, de s’équiper d’une chambre de fermentation et d’effectuer des essais. Cet automne, fort de sa trouvaille, Florent a produit 10 kilos de poires noires. Il a ensuite demandé à la distillerie voisine de réaliser une eau de vie avec les fruits transmutés. En récupérant la chair des poires filtrée, il a enfin réussi un délicieux sorbet ébène, base d’un dessert signature exhalant des goûts insoupçonnés, puissants.
Mais il n’est pas ici question que de bonne poire.
Garum, sauce XO maison et squelettes de poissons séchés
Dans tous les domaines, Florent s’enhardit.
Avec les chutes de bœuf, il réalise son propre garum, une fermentation au sel nous venant tout droit de l’Empire romain, remise au goût du jour. Ce traitement de la matière concentre les saveurs. Dès lors, le jus de bœuf corsé, augmenté de garum, n’a plus rien de commun avec un jus classique, fût-il excellent.
L’« aiguillette de bœuf maturée » dix-neuf semaines, servie à juste température, flanquée de « mûre sauvages en aigre-doux et oignons de pays brûlés » sonne comme un puissant hymne à l’Aubrac.
Dans un registre analogue, la sauce XO version Pietravalle est un modèle du genre. Inspirée des traditions asiatiques, elle consiste à rissoler viande, piment, oignon et ail, déglacer au vin de riz camarguais puis laisser mariner le tout en bocal. En entrée, elle sera déposée sur une huître crue pour un fulminant mariage terre / mer.
Dans les cuisines de la Mirande, rien ne se perd, tout se transforme. La chambre froide abrite par exemple des squelettes de poissons séchés, têtes comprises (thons, turbots…). Les parures sont laissées à rassir plusieurs mois avant d’un jour détendre une crème de chou-fleur ou infuser un jus d’arêtes. L’algue kombu, quant à elle, très commune au Japon mais ramassée localement en Méditerranée, servira à caresser la selle d’un jeune agneau de pays. Maturée 24 heures au kombu, la viande se verra délicatement assaisonnée, pour une très belle offrande pascale.
On pourrait écrire plusieurs pages sur les travaux de recherche en cours à la Mirande. Le terrain d’expérimentations des prochains jours tient d’ailleurs en trois mots : « farine de tilleul ». Poudre de feuilles et fleurs séchées, nuances végétales aux notes de thé vert, le Chef voudrait en faire tout un plat.
Habité par une féconde envie d’inventer, Florent Pietravalle présente cette qualité manifeste de savoir rester au service du bon goût. Dans sa vigueur de « touche à tout », il rappelle son ainé Glenn Viel, le Géo Trouvetout de l’Oustau de Baumanière, proclamé Chef de l’année 2020, plus jeune trois étoiles Michelin français et localisé à moins de 50 kilomètres. Il emprunte peut-être une voie proche de celle tracée par son illustre voisin
Propos culinaire local et engagé
Au-delà de la dimension novatrice de sa cuisine, Florent Pietravalle exprime une écoresponsabilité récompensée par une étoile verte au Guide Michelin.
Prendre les produits du cru et leur donner une autre dimension.
Si le génie créatif du Chef se révèle dans la deuxième proposition de son credo, son engagement s’affiche dans la première. Avec Martin Stein, propriétaire de la Mirande, il aménage d’ailleurs actuellement une ferme afin de disposer de fruits et légumes bio cueillis à pleine maturité. Il conservera bien sûr un réseau de producteurs de qualité en circuits courts, localisés au plus près de leur historique hotel d’Avignon.
« L’asperge verte, jaune de poule ajitama et orties » est ainsi ramassée du matin par Frédéric et ne connaîtra jamais la raideur d’un frigo. Le poisson est livré ultra frais par Mathieu Chapel, patron pêcheur du Grau du Roi.
Et Florent d’adapter sa cuisine aux prises quotidiennes : « Il faut être flexible afin de travailler un produit irréprochable. La livraison arrive et si tu as du maquereau, ce ne sera que du maquereau. Mais en Méditerranée, cette espèce est exceptionnelle, on en trouve peu, on a de la chance ! » Sur le petit bateau de Mathieu, on cultive le sens du détail. Dès la relève des filets de pêche, les poissons sont plongés dans des bacs d’eau glacée, gage d’une fraîcheur absolue. A la demande du Chef, on a appris l’ikéjimé : on occit les turbots instantanément en introduisant une aiguille derrière leur tête puis on les vide de leur sang. Sans le stress de l’agonie, l’animal bien saigné, les chairs se trouvent anoblies et se conservent mieux. Mais Florent veut aller au-delà. D’un regard complice, il nous confie que certains poissons arriveront bientôt vivants à la Mirande. « Avec Mathieu, on est en train de mettre un système en place… »
Une démarche similaire est initiée avec l’éleveur de bœuf race Aubrac. « Notre boucher fabrique actuellement un camion d’abattage aux normes afin que les bêtes soient mises à mort à la propriété. L’idée consiste à réduire le stress, éviter le transport et les files d’attente interminables devant les abattoirs. La qualité de la viande dépend étroitement du respect de l’animal ».
Développer des relations directes avec les producteurs permet, en cuisine, de pousser l’excellence des matières premières dans une dimension ultime.
Elle tient aussi dans ces choix-là, la mission ardue de Florent le Hardi.