Lorsqu’on part en voyage, il est heureux de constater à quel point les destinations ne sont d’abord que des mots, des idées, un éloignement abstrait glané dans des articles ou des guides, jusqu’à devenir un jour des souvenirs avec la charge de vécu, de rencontres et d’émotions qui nous auront grandi. Je me revois, encyclopédie ampélographique à la main, essayant de me figurer quel serait mon parcours ? Quelles auberges visiter ? Quels vignerons découvrir et comment appréhender le terroir dalmate ?
Il en va de ces petits voyages dans des capitales éloignées comme de ces séjours sans tapage. N’importe quelle sous-préfecture semble participer à nous transformer, à combler notre curiosité, à nous éloigner de nous-même afin de mieux connaître ce qui de nous est resté. Sans être Nicolas Bouvier, je crois pouvoir dire qu’il faut être parti pour savoir d’où l’on vient.
Aussi, lorsque en famille nous avons entrepris de découvrir la partie la plus australe de la Croatie, je me réjouissais de la tradition viticole que cette province affichait. J’imaginais une longue tradition de vins d’amphores et espérais trouver dans le jardin de chaque habitant une production trouble et non filtrée, apte à faire pâlir n’importe quel tatoué de l’avin-garde parisienne ! Pourtant, rien ne fut moins simple.
Débarquant à Dubrovnik, cité de pierres blanches, nous empruntons les petites ruelles. J’avoue avoir rarement traversé une ville aussi belle, mais la foule nous étourdit : il est l’heure d’un petit verre. C’est ainsi que nous découvrons le Malvasija Wine Bar. Bonne pioche. L’hôte, fille du vigneron Božo Metković, s’y entend, et le lieu se veut familial en affichant à la carte les vins du padre. Je découvre un large choix de cépages qui me sont pour l’instant inconnus, et avec lesquels il me faudra désormais faire plus ample connaissance : j’opte pour un Malvasija éponyme, cépage blanc rafraîchissant, ici très répandu.
« Le label bio n’est pas courant ici, témoigne Gerda Metković, même si nous en produisons. Tout commence dans les vignes : l’orientation et le type de raisin sont primordiaux. Des appellations comme Dingač, Postup et Mili possèdent des raisins qui demandent peu d’intervention. Les vignobles y sont sains et secs, et ne nécessitent aucun engrais artificiel ou herbicide. Le Plavac mali, que l’on y cultive, est une variété résistante qui ne craint pas le mildiou ou autres maladies. Par conséquent, aucune autre intervention n’est nécessaire. Il est primordial d’avoir une approche bio pour obtenir la meilleure qualité possible. Nous n’utilisons ni pesticides, ni herbicides, ni engrais artificiels d’aucune sorte. Nous faisons de la « fertilisation verte » et aucune irrigation. Dans chaque vignoble que nous avons planté, nous avons veillé à ce que le sol soit suffisamment profond pour que la vigne aille puiser l’eau et les nutriments nécessaires. Par contre, nous utilisons du soufre dans la vigne et le chai, aussi, nous n’avons pas une approche strictement biologique, mais notre démarche est similaire« .
La route côtière conduit jusqu’à la péninsule de Pelješac, où de nombreuses caves et vignes bordent la route. Proclamée « royaume du vin », elle est autant le fief du Plavac Mali (un cépage rouge autochtone descendant du Zinfandel) que celui de Mike Grich, la super-star du vin national. Connu pour avoir vinifié les chardonnays 1973 du château Montelena – cuvée qui remporta le Jugement de Paris, le 24 Mai 1976, face aux vins français – il est également celui qui a quitté une Yougoslavie communiste et réussi à Napa Valley. Vous rencontrerez plus facilement sa photo taille réelle, que le vigneron lui-même, installé quelque-part sur les coteaux californiens, proche de son ami Robert Mondavi. Deux cuvées sont vinifiées ici à Trstenik. Un Plavac Mali massif et structuré et un Pošip blanc. Deux boissons qui ressemblent à ce grand chai d’architecte qui domine la mer : moderne et technique. Pas ce que l’on cherche.
C’est en fait quelques kilomètres plus tôt, dans le village de Janjina que nous faisons une première prise. La taverne Domanoeta est un lieu notoire : on y mange des produits de la ferme accompagnés d’huile d’olive maison. Chiara, native d’Italie, vous accueille dans un cadre bohème. Elle y fait une cuvée familiale sur des Pošip bien mûrs. Un vin « 75% nature » selon elle, léger, avec peu d’aromatique mais une forte buvabilité. Un jus adapté pour les longues journées solaires. Nous repartons avec deux bouteilles en plastiques.
Embarqué sur le ferry qui s’éloigne de la péninsule, nous abordons l’île de Korčula où Marco Polo aurait vu le jour. La ville est blanche là aussi et encercle une cathédrale aux couleurs fantasmatiques. Dans le renfoncement d’une rue j’aperçois un panneau vantant des « vins biologiques ». Cette affirmation semble assez rare ici. La production se veut locale et non parcellaire : un blanc, un rouge et cela convient. J’entre au Curzola Store, une enseigne qui contraste avec la ville et ses traditions. Le mobilier, les matériaux font plus penser à une adresse berlinoise qu’à un coin de Dalmatie. Je découvre la carte : un london-dry gin aromatisé aux herbes locales donne son nom au lieu. Il est 11h du matin, mon estomac hésite. Le Pošip Stella semble plus approprié.
« Stella est faite à partir de Pošip, l’une des variétés indigènes de l’île. Nous sommes originaires de la région de Smokvica, à l’ouest de l’île. C’est là que le Pošip trouve son origine au XIX siècle. Il a été découvert par le frère de notre grand-mère. Il est le premier vin blanc croate à disposer d’une origine géographique protégée. Dans l’ex-Yougoslavie il bénéficiait d’une aura de vin blanc haut de gamme. Cette première cuvée date de 2017 et est faite sur vieilles vignes, ce qui explique le faible rendement de 3 à 400 bouteilles annuelles. Il s’agit d’un domaine familial emmené par mon père Frano Baničević et Emir Haveriô, notre ami de Hambourg qui développe le gin Curzola. Stella n’est pas un vin biologique – malheureusement aujourd’hui il est très difficile, voire impossible, de cultiver du Pošip en bio, car son immunité est affaiblie. Mais nous essayons d’utiliser le minimum de produits chimiques. » Marija Baničević.
A quelques kilomètres de là, la vigne épouse des bancs de sable. L’indicible Grk s’y élève et semble assimiler dans ses reflets les ors du soir. Deux plages longent les flancs du vignoble, si bien que les baigneurs empruntent une mer végétale avant d’aller faire les écrevisses. S’ils ressortent rouge c’est leur faute, car Lumbarda est domaine du blanc. Droit et sec, sur les amers dont il tire son nom.
A trop vivre dans cette vie numérique, nous ne découvrons parfois qu’au seul moment de notre arrivée qui seront nos hôtes. Ce soir-là nous eûmes la bonne surprise d’être accueillis par des vignerons. Les deux frères de la Cipre Winery : maçons et agriculteurs. Je sympathise avec Perro et envie sa stature impassible, ses yeux rieurs, semblant cacher quelques blessures muettes. Je comprends que le tourisme est la principale activité de l’île, que dans une quinzaine le feu retombera, il faudra retrouver la gâche et la pelle. Remonter aux vignes. Nourrir les bêtes. Un monde paysan déclinant, sollicité par la modernité. Je me suis assis avec Perro sur les marches, lui dans son mauvais anglais, moi dans mes notions Chaplinesques, et nous nous sommes mis d’accord sur un langage commun à base de fermentations unicellulaires. Du Grk que l’on dit avec le cœur. En m’offrant ce jambon, vieilli près des foudres, qui avait vu le jour sur une terrasse plus haut, je pensais avoir atteint le point le plus élevé du voyage, celui que l’on recherche et dont on ne fait plus que revenir. C’était faire l’impasse sur l’hospitalité croate. S’effaçant pour me laisser à ma rêverie, il revint avec une bouteille de Canada Dry. D’abord surpris, je bois un verre. Et là c’est la lumière. Une bombe aromatique. Une expression. Un terroir. Pas des agrumes plein les gencives, mais des arômes indomptés, quelque chose de gouleyant et sauvage. Il résume amusé nos échanges : « no chemistry, no nothing ». Je comprends que c’est un voisin qui produit ce jus, seulement pour la famille, les amis. Je ne pourrai pas le rencontrer, il ne parle pas anglais. Mais était-ce utile? Le Grk possédait ce soir-là quelque chose d’indicible.