Chaque mois, quand Jacques Marcon pense à la création d’un nouveau plat, sa réflexion ne se fait jamais autour du produit principal, mais en fonction de ce qu’il a près de chez lui, dans les prés, dans les sous-bois ou dans son jardin. Entre Velay et Vivarais, c’est la nature qui donne le la.
Un matin de juin 2019, 8 heures 45. Rendez-vous est donné à tous les salariés des différents établissements de la famille Marcon, devant Les Genêts d’or, le bistrot du village, sur la place Jean-Béal, face à l’église. Café et viennoiseries à volonté avant de monter dans les voitures et de partir en cortège sur le plateau du Mézenc. Il y a là des chefs de partie, des commis, des stagiaires, des réceptionnistes de l’hôtel, la responsable du spa, des sommeliers, Régis Marcon, Michèle son épouse, Jacques et Thomas, leurs fils. Aujourd’hui, c’est la sortie annuelle aux plantes. Dans quelques mois, ils remettront le couvert pour la sortie champignons. Les objectifs de cette journée sont multiples, resserrer les liens entre les équipes des différents établissements, apprendre à connaître les richesses du Mézenc, sensibiliser les équipes à la biodiversité, découvrir les fleurs et les plantes comestibles utilisées et travaillées tous les jours dans les restaurants de Jacques et Régis. C’est jour de congé pour les équipes du restaurant gastronomique et pourtant ils sont presque tous là. Arrivées au village de Chaudeyrolles, les équipes écoutent les conseils de Régis :
On n’est pas là pour piller, mais pour cueillir. Après, on disposera notre cueillette façon herbier et on vous dira ce que l’on peut faire avec chacune des plantes et fleurs ramassées.
Le groupe se sépare en deux. Une partie emboîte le pas de Régis, l’autre suit Jacques et Michèle.
Dans la cuisine de Régis, on le sait peu, mais c’est elle, la grande dame des plantes : « Régis avait orienté sa cuisine sur les champignons, mais quand notre troisième fils, Paul, a quitté le nid il y a quelques années, je me suis intéressée aux plantes pour m’occuper, avec l’aide d’une botaniste. J’y étais déjà très sensible car mes grands-parents m’avaient tout appris, mais j’avais besoin de mettre mes connaissances à jour. » À peine a-t-elle fini sa phrase qu’elle se penche sur du lamier blanc. Les équipes sont convaincues qu’il s’agit d’orties. Michèle rectifie : « Oui, on l’appelle aussi l’ortie blanche, mais elle ne pique pas. »
Pendant ce temps, Jacques a franchi des barbelés pour s’enfoncer dans une pâture où paissent tranquillement des vaches de race highland. Il a trouvé des salsifis sauvages et indique à ses salariés que les bourgeons se mangent dans une omelette. Au début de la balade, les questions fusent, les réponses aussi, les appareils photo des téléphones portables fonctionnent à plein régime et les papilles sont mises à rude épreuve pour essayer de retrouver des goûts comme celui du silène enflé : « On dirait du petit pois. » C’est exact ! Près d’une orchidée, Michèle rappelle qu’elle est protégée et qu’il est interdit de la cueillir.
Sur ce plateau du Mézenc, environ 300 plantes et fleurs cohabitent et font la richesse du foin donné aux vaches par les éleveurs de l’AOC fin gras du Mézenc.
Au bout d’un moment, les équipes donnent l’impression d’être moins concernées. Jacques ne s’en offusque pas : « C’est normal, mais ce que nous faisons aujourd’hui fera sens plus tard. Demain, pendant le service, ils pourront apporter des petits détails à leur discours et les cuisiniers, eux, sauront s’en souvenir quand ils iront chez un autre chef ou quand ils ouvriront leur propre établissement. Nous ne sommes pas des donneurs de leçons mais des passeurs de savoir. » À l’issue de la balade, Régis, Jacques et Michèle étalent sur la table d’un buron, aménagé en bistrot par un ancien second, la récolte du jour. Il y a là de la laitue sauvage, du géranium des bois, du pissenlit, de la menthe, de la consoude, de la berce, de la menthe aquatique, de l’armoise, de la pimprenelle, de l’épilobe, de la violette de Toulouse, de la cardamine des prés, des pensées sauvages, du plantain lancéolé dont on apprend qu’il est utile pour apaiser les piqûres de guêpe. Seule manque au tableau la gentiane. Le graal absolu. Ce ne sera pas pour aujourd’hui.
Pour l’heure, déjeuner au buron et retour à Saint-Bonnet-le-Froid, le terrain de chasse de Régis pour la cueillette, car il va de soi que le chef ne se déplace pas tous les jours à Chaudeyrolles, à 45 minutes du restaurant, pour faire le plein de plantes. Il trouve une grande partie des variétés dans les champs autour du restaurant déplacé sur les hauteurs du village en 2005, l’année de la troisième étoile Michelin. Parmi ces plantes, la cistre, travaillée en léger sabayon pour accompagner des asperges blanches grillées, le silène sous forme de pousses pour renforcer les petits pois frais qui escortent le filet d’omble chevalier ou la tanaisie qui parfume un thé de champignons.
Redonner vie à un jardin
Si Jacques Marcon avoue qu’il n’est pas encore totalement locavore, la démarche familiale de s’appuyer depuis toujours sur les viandes locales, les champignons, les herbes, les plantes et les fleurs des plateaux va dans ce sens. Depuis son arrivée auprès de son père en 2004, Jacques était contrarié par l’absence de jardin malgré les grands espaces autour du restaurant. Il fallait simplement admettre que parfois la nature n’est pas avec vous :
À 1 200 mètres d’altitude, il est presque impossible de cultiver quoi que ce soit et la production est restreinte en quantité comme en variétés ou alors on fait des serres, mais ce n’est pas dans mon état d’esprit.
Sportif accompli, Jacques court régulièrement autour de Saint-Bonnet-le-Froid, entre Haute-Loire et Ardèche, entre Velay et Vivarais. C’est comme cela qu’il a découvert le lieu-dit Gambonnet, dans l’Ardèche voisine, et repéré que les températures étaient très différentes entre le restaurant et cet endroit alors qu’ils ne sont éloignés que de 10 minutes en voiture.
Le climat de Gambonnet, par son exposition sud-sud-ouest, est bien plus chaud, les légumes y poussent moins vite mais ils ont du goût. Dans le village, René Sartre, 83 ans, a habité ce lieu-dit dont le dernier habitant est parti en 1956. René et Jacques ont alors fait affaire sur une promesse, redonner vie à Gambonnet et au lieu de naissance de René. Jacques acquiert un terrain de 12 hectares qu’il fait défricher par Didier, employé désormais à l’année et ami depuis plus de dix ans. Ils retrouvent alors les ruines des maisons de la famille Sartre, d’anciens métayers, polyculteurs. René indique à Jacques où chaque légume poussait sur ce terrain.
Sur l’hectare et demi déjà défriché, travaillé en terrasses et arrosé par de l’eau de source qui coule d’une faille volcanique, Jacques a planté sur la partie haute, avec l’aide de Corinne, également employée à plein temps, les aromatiques, basilic, verveine, agastache, cerfeuil, persil plat, menthe. Sur une terrasse inférieure, la mizuna, le pourpier, les navets, les tomates de Corse, les épinards sauvages et la moutarde. Encore plus bas, presque au bord du Doux, la rivière qui se jette dans le Rhône à hauteur de Tournon-sur-Rhône, une autre parcelle dans laquelle Corinne a planté des pommes de terre (de la mona lisa, de la charlotte et de la violine de Borée à la chair violette), ce qui permet de régénérer les sols pour accueillir d’autres plantations. En l’occurrence des petits pois d’Annonay, des fraises, mara des bois, gariguette et maestro®. Jacques précise : « L’idée n’est pas d’être en autosuffisance car je souhaite garder des liens avec mes maraîchers du marché de Saint-Étienne qui ont toujours été à nos côtés, mais, avec ce jardin, j’ai la satisfaction du travail maison, d’avoir sous la main des dizaines de variétés et d’être livré à tout moment par Corinne qui rejoint le restaurant en quelques minutes. Et puis, il y a le regard de René… Regardez comme il a les yeux qui pétillent de retrouver son lieu-dit vivant ! On a même conservé son noyer, à lui de nous donner la recette du vin de noix. »
Recycler pour le jardin
En rentrant, Régis nous avoue qu’il a traité son fils de fou quand il a fait l’acquisition de ce terrain, mais ce grand monsieur de la cuisine française, lauréat du Bocuse d’or en 1995, reconnaît que la génération de son fils – Jacques a 40 ans – doit mener des actes militants et précise : « Concevoir un jardin de cette taille, c’est redonner vie à un lieu, créer de l’emploi, du lien social avec les équipes, réduire les frais de déplacement et donc la pollution. En ville ou proche d’une ville, ce serait une ineptie. Ici, c’est logique. » La logique, c’est aussi de nourrir ce jardin le plus naturellement possible en attendant la labellisation en bio. Jacques a investi il y a cinq ans dans un déshydrateur thermique de déchets alimentaires. Si une grande partie des pelures et des fanes est travaillée en cuisine, en sauce ou en bouillon, tout le reste est déposé dans le déshydrateur, d’une contenance de 140 kilos. En quinze heures, il transforme son contenu en 40 kilos d’engrais organique que Jacques mêle au compost maison pour enrichir la terre du jardin : « C’était un investissement, mais nous ne sommes pas peu fiers d’avoir réduit nos déchets de 60 %. » Une façon de souligner que ce qui sort de terre repart à la terre.
© 180°C – Texte Philippe Toinard / Photographies Éric Fénot