À Mormoiron, au cœur du Mont-Ventoux connu pour son pic et la rudesse de ses cols qui ravissent les amateurs de la petite reine, le domaine & Les Chancel fait figure d’ovni vinesque. Sur une appellation où les coopératives se taillent la part du lion, Pierre Chancel cultive des cépages inédits pour élever des vins très personnels, fins, délicats, précis… le résultat d’une quête d’authenticité tournée vers l’expression d’un terroir dont la diversité des sols, des climats, le distingue des grands poncifs vauclusiens.
En cette fin d’automne, Pierre a déjà entamé la troisième et dernière année de la conversion en bio de ce domaine de 30 ha acquis il y a maintenant plusieurs années avec Anne, sa femme. Son premier domaine, car Pierre, Grenoblois d’origine n’est pas du sérail. Sa première vie, il la consacre exclusivement à la direction de la division diabète qu’il dirige chez Sanofi. Au crépuscule de cette carrière, l’inévitable perspective d’occuper un confortable siège au conseil d’administration dissone avec la soif d’aventure et le besoin d’entreprendre qui font encore aujourd’hui briller ses yeux ronds. Lui qui a passé tant d’années en l’air, à jongler entre les continents et leurs aéroports, cette réincarnation il la veut les pieds bien ancrés dans la terre, celle du vin, de la vigne, du raisin et de son précieux nectare.
À la recherche d’un domaine pour y coucher ses ambitions, Anne et Pierre sillonnent la région, cherchent un moment sans trouver le cadre et les cépages qui pourrait leur correspondre… jusqu’à ce qu’ils tombent sur cet endroit. Coup de cœur immédiat pour cet écrin de verdure et sa jolie bâtisse, 30 hectares d’un seul tenant dont 12 hectares de bois, l’idéal pour les aspirations bio de Pierre qui pourra ainsi protéger ses vignes des épandages voisins.
Les vignes justement, conduites jusqu’à l’arrivée de Pierre en raisonné, elles se composent essentiellement de syrah et de grenache. Des clos arborés, un sol sableux et argileux et pas moins de quatre climats différents qui conditionnent la vie végétale, Pierre, apprenti-vigneron reconverti, épaulé de Barthélémy, un jeune vigneron passionné avec lequel ils partagent la même philiosophie, décide d’insuffler une toute nouvelle destinée au domaine.
On restructure les rouges et on plante massivement des blancs, dont le vignoble est alors totalement dépourvu, avec à terme cette volonté d’aller vers un équilibre entre les deux.
Tandis que les blancs bénéficient d’un terroir argilo-calcaire relativement drainant et de la fraîcheur soufflée par les vents du nord – notamment le mistral – les rouges s’étirent eux sur la colline et plongent leurs racines dans des sols sableux dont la couleur ocre indique la présence d’oxyde ferreux, une très bonne chose en termes d’aromaticité. Protégée par les bois environnants, la vigne est ainsi préservée du stress hydrique, des coups de chaud comme du gel. Aux deux cépages précédemment cités, il faut ajouter les outsiders, ici un hectare de chenin qui à l’automne prochain aura doublé de volume, promis à une cuvée 100% chenin du Ventoux pour avril 2022… Un ovni ! Là une parcelle d’ugni blanc surgreffée il y a tout juste 2 ans, une autre de cinsault greffé sur du Muscat de Hambourg, là encore du bonboulengue.
Dionysos n’a qu’à bien se tenir, Pierre Chancel, s’est emparé du thyrse pour en faire jaillir sur ses terres des cépages qui défient toutes les certitudes quant aux vins du sud.
Et ne lui parlez pas d’expérimental, Pierre préfère se définir comme « un pionnier ». Le hasard n’a ici pas sa place, avec Barthélémy, ils ont longuement étudié les sols et les différents climats, la configuration végétale de chaque recoin du domaine avant de décider où planter tel ou tel cépage et révéler les nuances insoupçonnées de ce terroir complexe à la fois rude et délicat. La nature fera le reste, aidée par une riche biodiversité à laquelle profite cette volonté d’une viticulture respectueuse.
Dans le chai que Pierre Chancel a fait récemment construire – il n’en existait pas sur le domaine – il est désormais l’heure de passer à la dégustation des promesses faites entre les rangs. Le Blanc N°1, millésime 2019, subtile assemblage d’ugni blanc pour apporter le côté aromatique et de boboulengue pour amener de la tension, le tout élevé 5 mois en tonneau, fait déjà figure d’original pour un Ventoux.
Quant à son homologue, le Rouge N°1, il est une parfaite illustration de ces vins comme les veut notre vigneron : construits autour du fruit, sans artifice et en finesse. C’est ici le côté fruit noir qui est révélé, avec de la mûre, de la griotte qui viennent flirter avec les papilles, tandis que la fin de bouche s’oriente clairement sur des fruits à noyau qui rappelleraient presque l’eau de vie.
Une fois encore, un vin surprenant quand on le sait estampillé de l’appellation Ventoux.
Le secret de ces vins légers, « qui ne fatiguent pas » comme le dit Pierre, outre les bons soins portés à la vigne et ces raisins vendangés à la main 15 jours avant ce qui se fait traditionnellement, il y a l’attention toute particulière apportée à la vinification. Pas de pigeage, très peu de soufre, des raisins très aromatiques vinifiés en douceur par infusion, des temps de cuvaison relativement courts, seulement 13 jours quand dans la pratique on est davantage sur 3 semaines.
Le résultat en bouteille : des vins qui revendiquent leur propre identité, des quilles qui sortent du rang, affichent leur délicatesse, leur subtilité et ne cherchent pas à jouer des coudes avec les vins plus musclés qu’on trouve d’ordinaire sur ces terres gorgées de soleil.
Et en fin de bouteille : le sourire heureux de ceux qui auront eu l’audace de s’aventurer hors des sentiers battus pour découvrir les inclassables pépites que proposent la maison.