Cuisiner les mots : le terroir

Le terroir, c’est comme un pot de moutarde : on l’emploie à toutes les sauces, mais on ne sait pas vraiment ce qu’il y a dedans. Le point avec Claudine Durbiano, géographe à Aix-en-Provence et spécialiste du terroir1, dont elle a exploré les contours et les évolutions pendant la plus grande partie de sa carrière universitaire.

L’universitaire américain Thomas Parker2 relie l’émergence de l’acception contemporaine, positive, du mot « terroir » à la crise du phylloxéra . Le terroir, c’est donc d’abord celui du vin ?
Claudine Durbiano : Pas tout à fait. Historiquement, le terroir est lié à l’ensemble des productions agricoles. C’est assez récemment que la notion a été plus particulièrement rattachée au vin, et plus exactement à l’influence du terroir sur les caractéristiques du vin. Je daterais ce rapprochement de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, avec la loi de 1905 sur les fraudes et falsifications  et surtout celle du 29 juin 1907 , qui protège le « vin naturel » – déjà ! – contre les vins trafiqués. Il faut aussi mentionner la révolte des vignerons du Languedoc en 1907. Tout cela a débouché sur la loi de 1935 créant les AOC , qui relient aire géographique et vignoble.

Quand les productions agricoles autres que viticoles ont-elles de nouveau intégré le terroir ?
Claudine Durbiano : Assez tard dans le XXe siècle, comme je l’ai constaté personnellement au cours de ma carrière : à la charnière des années 1980 et 90, l’université du vin de Suze-la-Rousse – qui, je le rappelle, a été créée par le Syndicat des vignerons des Hautes Côtes du Rhône – a fait appel à l’université de Grenoble puis à celle d’Aix-en-Provence, à laquelle j’étais rattachée en tant que géographe ruraliste, pour créer un enseignement autour des terroirs. L’université de Grenoble s’est ensuite retirée et a été remplacée par celle de Besançon, avec un intérêt supplémentaire : la Provence, c’était le vin, et la Franche-comté, le comté, soient deux filières anciennes, fortes et structurées. Mais le point de départ, c’était quand même le vin. Nous avons imaginé un DESS – actuel master professionnel – « Connaissance et gestion des terroirs », qui a vu le jour en 1993. Il réunissait donc l’établissement de Suze-la-Rousse et les universités d’Aix-Marseille et de Besançon, donc des professionnels d’un côté et des universitaires de l’autre. Les deux avaient des conceptions différentes du terroir.

En quoi leurs visions divergeaient-elles ?        
Claudine Durbiano : Les professionnels du vin avaient une approche plus « physique » du terroir, tandis que les universitaires accordaient davantage de place aux aspects humains. On retrouve là l’évolution de la définition du mot « terroir ». Au XVIe siècle, Olivier de Serres écrivait : « Le fondement de l’agriculture est la connaissance du naturel des terroirs que nous voulons cultiver ». Il s’agissait du terroir pris dans son sens physique et agricole : le sol, la pente, l’ensoleillement, l’orientation… Le terroir n’était pas « bon » en soi : il était propice ou pas à tel type de culture, et pas seulement viticole, comme je vous le disais. La notion a ensuite évolué pour donner une place beaucoup plus importante aux aspects humains, sociaux et culturels, voire identitaires.

Où en est-on aujourd’hui ?
Claudine Durbiano : L’INAO propose une définition officielle qui est suffisamment complète pour faire consensus : « Un terroir est un espace géographique délimité, dans lequel une communauté humaine construit au cours de son histoire un savoir collectif de production, fondé sur un système d’interactions entre un milieu physique et biologique, et un ensemble de facteurs humains. Les itinéraires socio-techniques ainsi mis en jeu révèlent une originalité, confèrent une typicité, et aboutissent à une réputation »3. Cependant, même entre géographes, les avis restent nuancés : certains continuent à accorder une place centrale aux caractéristiques agronomiques, tandis que d’autres, plus nombreux, donnent la priorité aux aspects humains. Jean-Robert Pitte, par exemple, explique qu’on ne pourrait pas dire d’un grand violoniste que son interprétation dépend surtout de son Stradivarius. De fait, le sol est un support qui a certes son importance, mais rares sont les terroirs pouvant être considérés comme vierges de toute intervention humaine : l’irrigation, la construction de terrasses, l’amendement du sol ou d’autres techniques qui nous paraissent évidentes ou « naturelles » signent les modifications apportées par l’homme à son milieu.

Le terroir est en tout cas considéré comme un gage de qualité. Les historiens de l’alimentation expliquent pourtant que ça n’a pas toujours été le cas.
Claudine Durbiano : C’est tout à fait vrai. Il s’agit d’une autre évolution du mot « terroir », qui concerne cette fois son imaginaire. Pendant longtemps, si l’on disait qu’un vin sentait le terroir, c’est qu’il était mauvais ! Ce n’est qu’assez récemment que le terroir a été associé à la qualité, jusqu’à devenir un argument publicitaire. On parle d’ailleurs aussi de « produits de terroir », qui sont auréolés d’une autre valeur positive aujourd’hui : celle du « local ». Mais dans le fond, qu’est-ce que la qualité ? La sécurité sanitaire, le goût, la richesse nutritionnelle… ? Il faut en tout cas se souvenir que les deux appellations d’origine basées sur le terroir, c’est-à-dire l’AOP et l’IGP, marquent uniquement l’originalité et la typicité des produits concernés. Rien ne dit que ceux-ci sont bons. À l’inverse, certains vignerons faisant partie d’une aire d’appellation ne souhaitent pas bénéficier du signe associé, parce que le cahier des charges ne leur convient pas ou parce qu’ils ne veulent pas en supporter le coût. Cela ne les empêche pas de faire d’excellents vins.

Comment est-ce que ça se passe, ailleurs ? Le terroir est-il français, si j’ose dire ?
Claudine Durbiano : Au départ, il s’agissait d’une notion typiquement française, mais celle-ci a été partagée dans l’ensemble de l’Union européenne, avec notamment les lois de 1992 créant l’AOP et l’IGP. Mieux encore, le mot français est devenu la référence internationale : aux États-Unis, on parle de terroir, sans traduction, et les domaines viticoles américains s’emparent de plus plus du concept. Pour schématiser, la qualité est aux États-Unis fondée sur la marque, alors qu’en Europe, elle est basée sur l’appellation, c’est-à-dire sur la marque collective des acteurs d’un territoire. Mais les choses deviennent plus floues : le terroir a gagné l’Amérique, et, en France, il y a de plus en plus de stratégies de marque.

Finalement, ça sert à quoi, le terroir ?
Claudine Durbiano : À vendre ! Ce n’est pas un hasard si le vin a été le fer de lance du travail autour de la notion de terroir : c’est là qu’il y a le plus gros enjeu de marché. Officiellement, on parle de biodiversité, de culture et d’histoire, mais si ça ne rapporte pas, au revoir biodiversité, culture et histoire. Il n’y a de terroir que s’il y a des consommateurs. Or, ceux-ci peuvent être manipulés : ils veulent de l’ « authentique », de la « tradition », du « vrai » ? On les leur crée sur mesure et ça s’appelle du marketing. Ceci étant dit, il ne faut pas être cynique : le terroir s’ancre dans notre société car il répond à des enjeux très forts qui la traversent. En particulier, il rejoint les trois piliers du développement durable : l’économie puisque le terroir sous-tend un marché – ce qui n’est pas un mal en soi, les agriculteurs doivent vivre –, la société à travers le développement local, et enfin l’environnement via le maintien de la biodiversité et la mise en valeur des productions locales. Bref, le terroir est moderne !


  1. Pour la moutarde, lisez plutôt le Petit traité savant de la moutarde de Françoise Decloquement (Éditions Équinoxe, 2004).
  2. Thomas Parker, Le goût du terroir. Histoire d’une idée française, Presses Universitaires de Rennes, Presses Universitaires François-Rabelais de Tours, 2017.
  3. « Terroir : pour une définition opérationnelle au service du développement durable », dans Actes du colloque « Les terroirs, caractérisation, développement territorial et gouvernance » 9-12 mai 2007, Aix-en-Provence.

 

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