Autrefois, à Pâques dans les campagnes du Pays de Caux, on raconte que les paysans donnaient du cidre à boire à leurs bœufs. Une tradition qui a disparu par la suite mais que François-Xavier Craquelin, jeune éleveur quarantenaire a remis au goût du jour sans se douter qu’il obtiendrait une viande d’exception recherchée par les chefs.
Couchés dans la paille, avec vue sur la campagne Cauchoise, quinze bœufs de race normande, écoutent paisiblement le concerto pour piano n°2 de Sergueï Rachmaninov diffusé sur Radio Classique et attendent leur ration quotidienne de cidre mélangée à une alimentation maison composée d’orge, de féveroles, de betterave sucrière et de luzerne. Quinze bœufs pour l’année 2016 et pas un de plus car François-Xavier Craquelin ne mise que sur la qualité. Inimaginable pour ce surdiplômé de tomber dans l’agriculture productiviste. Son père l’a fait avec le lait, il ne le fera pas avec la viande.
Une tête bien faite
François-Xavier admet qu’enfant, le chemin de l’école n’était pas celui qu’il préférait emprunter tous les matins. Sans être un cancre, il poursuit sa scolarité sans éclats et sans trop se forcer. Il se réveille et se révèle enfin pendant son BTS Agricole avant d’intégrer l’IHEDREA (Institut des hautes études de droit rural et d’économie agricole) où il décroche un diplôme d’ingénieur qui lui ouvre les portes de l’ESSEC à Cergy-Pontoise. Cette tête bien faite a alors l’envie de créer une table d’hôtes adossée à un magasin de produits du terroir à Paris. Validé par son professeur de finances, ce projet ne verra finalement pas le jour. François-Xavier intègre la Sodiaal, la plus grande coopérative laitière avec des marques aussi connues que Régilait, Candia, Yop, Perle de lait ou encore Panier de Yoplait.
Responsable administratif et financier, il gère deux milliards de litres de lait.
Deux ans plus tard, il prend la direction de Prisme, une association pour la promotion des initiatives sociales en milieux éducatifs, et accompagne des projets soutenus par des personnes issues de l’immigration. Une association dans laquelle il avait évolué pendant son service militaire. Nous sommes désormais en 2002 et François-Xavier revient sur ses terres. Pour ses parents, à la tête de 60 vaches laitières de race normande, la retraite approche. Il s’associe avec eux et réoriente petit à petit l’exploitation quand il comprend qu’il ne peut pas en vivre dignement. Son père, Gabriel, est quelque peu médusé par les changements qui s’opèrent mais laisse son fils prendre les décisions qui s’imposent et qui s’avèreront bonnes.
Moins de lait, plus de pommes
François-Xavier mettra 5 ans à stopper la production laitière pour la remplacer par de l’élevage allaitant sur une base de races Aquitaine et Limousine mais qui ne le convainquent pas. La Normande fait alors son grand retour. Parallèlement, il lance une production cidricole, 3 hectares de pommiers hautes tiges et 13 hectares en basses tiges en privilégiant les variétés cauchoises comme la Binet rouge, la Petite Jaune, la Noël des Champs, l’Antoinette ou la Fréquin. Une production qui va le mener doucement vers le bœuf cidré, un peu par hasard, en allant au restaurant.
Nous sommes en 2012. François-Xavier s’installe au Manoir de Rétival du chef allemand David Goerne à Caudebec-en-Caux à quelques kilomètres de Villequier. Ce dernier lui fait goûter un morceau de bœuf au goût quelque peu fumé et lui indique que l’animal, élevé en Espagne par Patxi Garmendia, a bu du vin dans les dernières semaines de sa vie. Ce n’est pas la première fois que François-Xavier entend parler de ce mode d’élevage. Dans l’Hérault, certains éleveurs font comme en Espagne alors qu’au Japon et au Canada, c’est de la bière que l’on sert aux bœufs. L’idée fait son chemin. Pourquoi pas du cidre ?
Les anciens faisaient comme ça, c’est ce que l’on appelle le bon sens paysan.
En 2013, alors que la ferme s’est entièrement recentrée sur l’élevage de bœuf de race normande, pas de vache que des bœufs, et sur le cidre, il se retrouve avec 3 000 litres en trop. Il aurait pu les distiller pour en faire de l’eau de vie mais il décide de nourrir 3 bœufs avec ce surplus mélangé à de l’aliment maison. Hors de question pour le jeune éleveur d’acheter de l’aliment aux industriels. Avec 165 hectares de terre, il a de quoi créer une autonomie alimentaire pour ses animaux et s’inscrire dans une cohérence écologique et patrimoniale.
Evidemment, à l’époque, il tâtonne mais se fait aider par un laboratoire de Villers-Bocage qui calcule la bonne ration, ce sera 15 litres de cidre bio par jour, par animal, en deux fois et seulement au cours des 4 mois qui précèdent l’abattage sachant que François-Xavier élève ses animaux entre 3 ans et demi et 4 ans avec trois cycles de pâturage. « Les anciens faisaient comme ça, c’est ce que l’on appelle le bon sens paysan ».
Clients triés sur le volet
Ces trois premiers bœufs élevés au cidre, François-Xavier se demande à qui les vendre. Coincé dans les bouchons sur l’autoroute, il se retrouve nez à nez avec un camion de chez Normandie Viande Héritage. Il les contacte et le grossiste en viande, Pascal Grosdoit se laisse tenter. Très vite les restaurateurs livrés rappellent pour passer commande. François-Xavier comprend alors que son bœuf cidré à de l’avenir et s’il a déposé la marque, il n’a en revanche pas protégé la méthode d’élevage.
Je serai ravi que l’on me copie car il faut revaloriser l’élevage traditionnel du bœuf normand.
Il en élèvera 6 en 2014, 9 en 2015 et 15 en 2016 soit la moitié de son troupeau mais ce sera le maximum qu’il pourra produire et fournir à date fixe soit entre mars et avril.
Les restaurateurs ne peuvent alors le cuisiner et le faire goûter à leurs clients qu’aux mois de mai et juin. Mais attention, ces restaurateurs doivent prouver qu’ils ont des liens forts avec le monde paysan. Le name-dropping et les effets de mode, François-Xavier s’en méfie.
Parmi ses clients de la première heure, Christophe Mauduit de l’Auberge des Ruines à Jumièges (76) et David Goerne du Manoir de Rétival. Le premier cuisine tous les morceaux, le cœur, la langue, le foie ou les rognons qu’il enrobe d’une sauce aux herbes et au Calvados avant de les glisser dans une petite brioche.
Le bœuf cidré ne peut être comparé à aucun autre bœuf nourri avec de l’alcool.
Quant à David, il le laisse maturer à 2°C pendant 4 semaines dans de la graisse d’oie pour minimiser la perte de poids par rapport à une maturation en chambre froide. Pour lui comme pour Christophe, le bœuf cidré ne peut être comparé à aucun autre bœuf nourri avec de l’alcool. En revanche, pour comprendre la différence de goût, il faut le comparer à un bœuf de race normande comme ceux que François-Xavier élève sans apport de cidre. Pour ces deux chefs, la viande est plus tendre, plus fondante, le gras plus jaune et mieux réparti et le goût plus acidulé, presque laitier et pour David, le meilleur morceau pour comprendre cette différence, outre le foie, reste la côte. Cuite à 46°C, servie avec des asperges blanches déglacées au cidre, un jus de bœuf avec une réduction de cidre et de l’ail des ours de chez François-Xavier, c’est tout bonnement remarquable.
Un plaisir éphémère qui n’est plus réservé aux restaurateurs mais désormais accessible aux particuliers qui peuvent commander du faux-filet, de la bavette, du tournedos et de la côte sur le site www.boeufleclair.com mais attention, la vente ne dure que quelques semaines il n’y en aura pas pour tout le monde.
En attendant, on se console en goûtant les différents cidres bios de François-Xavier, son excellent cidre de glace vieilli plus de deux ans en fûts et bientôt son vinaigre balsamique produit à partir de cidre de glace. « Il faut constamment innover, penser à demain et sortir des schémas que les grands de ce monde veulent nous imposer ».