Alain Ducasse : « ce que j’ai, ce que je fais, ce que je sais, là où je suis »

Interview croisée d’Alain Ducasse et Romain Meder du restaurant Alain Ducasse au Plaza Athénée.

Alain Ducasse : "ce que j'ai, ce que je fais, ce que je sais, là où je suis"

« Je récupère tout ce que je vois dans le monde »
Dans l’univers parallèle d’Alain Ducasse, on attrape un avion ou un train chaque matin pour aller goûter tout ce qui se mange partout, ailleurs, sur la planète. Le plus omnipotent de tous les chefs a fait de la Terre son village. Il déclare tout de go que son métier consiste à « humer l’air du temps, faire au moins une découverte culinaire chaque semaine ».

En guide de mise en bouche, Alain Ducasse nous livre encore : « Je récupère tout ce que je vois dans le monde…on n’est pas très nombreux à procéder ainsi. Nous, nous sommes les chercheurs qui trouvons, pas les suiveurs ».

Mais le plus marquant se situe sur un autre plan. D’abord, en tant que cuisinier, interpelé par les exceptionnels marchés azuréens, Alain Ducasse, flexitarien avant l’heure, avait lancé dès 1987 un menu « tout légumes » dans son Louis XV de Monte Carlo. Depuis, avec l’aide du jeune et talentueux Chef Romain Meder, il a dédié sa vitrine haute couture parisienne du Plaza Athénée au développement d’une cuisine dite de « naturalité », exclusivement basée sur les légumes, les céréales et quelques poissons de pêche raisonnée. Provoquant le petit village gaulois de la gastronomie, supprimant la viande de la carte d’un palace emblématique 3 étoiles au Michelin, il incarne surtout une vision très actuelle de l’alimentation en l’inscrivant dans une nécessaire durabilité.

« Surf » sur une tendance, coup de bluff ou conviction profonde ? La rédaction de 180°C a réalisé une interview croisée des 2 chefs qu’elle livre ici en exclusivité.

Viens me voir j’ai une idée ! 

C’est suite à un voyage au Japon qu’un beau jour de 2013, Alain Ducasse contacte Romain Meder par téléphone.

Alain Ducasse (AD) : Viens me voir, j’ai une idée. Au Plaza, on va tout changer. On ferme pour travaux et quand on réouvre, c’est toi qui devient chef. On va démarrer avec rien. On va faire la cuisine avec des céréales, des légumes et des poissons de pêche durable.

180°C : Pourquoi Romain Meder et pas un autre ?

AD : Parce qu’il n’a jamais fait de 3 étoiles avant. Donc il n’a ni les qualités, ni les défauts du 3 étoiles. Il est neutre.

180°C : C’est quand même une grosse prise de risque non ?

AD : Mais je n’aime que ça, le risque ! Enfin, j’avais quand même une idée très précise d’où je voulais aller. Au Japon, j’avais rencontré un cuisinier, un spécialiste de la cuisine shojin, la cuisine traditionnelle végétalienne des temples bouddhistes de Kyoto. J’avais passé un déjeuner extraordinaire, avec rien. Alors j’ai « importé » le Chef Tanahashi-San 2 mois à Paris, entre la cuisine du Meurice et celle de mon école, rue du Ranelagh. Il nous a transmis son regard sur les végétaux.

Romain Meder (RM) : On avait besoin de comprendre comment extraire l’ensemble du potentiel d’un légume, il nous a donné cela, une façon de regarder le végétal.

180°C : Concrètement, en cuisine, cela se traduit comment ?

RM : D’abord, cela se traduit par un profond respect du végétal. Quand Tanahashi-San manipule une aubergine, il communie avec elle, il est en contact, il se passe quelque chose. Tous les vendredis, jusqu’à l’ouverture du restaurant du Plaza, on organisait un tasting pour Monsieur Ducasse. On préparait 10 à 15 recettes. Le chef japonais participait. Au moment où il devait « envoyer » un plat, il n’anticipait jamais ce qu’il allait faire mais il réussissait toujours à être prêt à temps en produisant des choses incroyables. Je me rappelle d’une aubergine coupée en deux avec de la poire au milieu, roulée dans du penko et frite. Sa facilité était très étonnante. Avec une carotte, une simple fane de carotte, il arrivait à composer une assiette fantastique.

La sensibilité environnementale, Monsieur Ducasse l’avait déjà

180°C : Aujourd’hui, en poussant au Plaza Athénée le concept de « Naturalité », une cuisine réalisée à base de légumes de votre potager versaillais, de céréales et de poissons issus de pêche durable, vous prononcez de beaux discours sur l’environnement, mais votre prise de conscience est-elle sincère, d’où vient-elle ?

AD (sensiblement agacé par la question) : Mais enfin il suffit de regarder, de voyager, pour constater qu’il faut réagir ! Il ne suffit pas d’être dans le déclaratif, il faut démontrer ! Je vois beaucoup de gens qui signent des pétitions, mais dans les faits, ils font quoi ??? En réalité, je rencontre peu de personnes qui font ce qu’elles disent. Nous, on dit et on fait, point barre. Il est quand même grand temps d’y aller à fond !
(adouci) Je vous rassure, en 2013, personne ne soutenait l’idée qu’on serait capable de produire une gastronomie durable, avec moins de protéines animales et en étant précautionneux des ressources rares de la planète. Mais je pouvais l’imposer. Il ne faut pas prendre peur, il faut être convaincu qu’on peut arriver à imposer son trait. Ce qui m’intéresse dans cette aventure, c’est la radicalité : quand on y va, on y va. J’ai poussé Romain à y aller au maximum !

RM : La prise de conscience, la vision, la sensibilité environnementale, à l’époque, Monsieur Ducasse l’avait déjà. Pour ma part, je voyais ce côté-là de loin. Je sentais qu’il fallait faire quelque chose mais je ne savais pas quoi. Maintenant, au bout de 5 ans, je suis plus qu’engagé, cela s’est joué dans le temps. Parce que je suis rentré dans le sujet, je ne m’intéresse qu’à ça.

La cocaïne, on peut s’en passer mais le sucre génère une addiction totale

AD : « Il y a l’environnement mais notre fil conducteur, c’est aussi la santé de l’individu, l’idée de travailler avec moins de sucre, moins de sel, moins de gras. En cuisine, c’est facile de faire bon. Des restaurants excellents et harmonieux, il y en a partout. Nous, on n’est pas là pour ça. On est là pour démontrer qu’on sait faire différent, livrer une autre aventure gustative, emprunter une route de traverse. On est là pour révéler le goût originel et l’excellence d’un produit, son amertume, son acidité, son astringence… Pour faire bon, il suffit d’ajouter du sucre, du gras, du crispy, du frit. C’est facile et cela séduit tout le monde. Mais le sucre, par exemple, est la drogue la plus addictive au monde. La cocaïne, on peut s’en passer, mais le sucre, au bout du bout, génère une addiction totale. Donc on l’a totalement supprimé, de l’entrée au dessert.»

« Si je n’avais pas 25 ans d’expérience, je n’y serais jamais allé »

180°C : C’est tout de même très risqué de produire une cuisine de parti pris dans un lieu aussi emblématique que le Plaza Athénée. Dessert sans sucre, mise en lumière de l’amer, l’acide… seuls certains palais apprécient. Vous n’avez pas peur d’aller trop loin ?

AD : « Si je n’avais pas 25 ans d’expérience, je n’y serais jamais allé. Il faut y aller avec une intime conviction et la capacité de démontrer tout le travail nécessaire, derrière. C’est faussement simple. On a choisi une route opposée à celle de la simplicité. On donne un choc au client et il convient de l’accompagner. Cela n’a pas été facile. On a eu des questions, pendant des mois. A l’automne, systématiquement, on nous demandait du lièvre à la royale. On donnait toujours la même réponse : « NON ». On n’allait pas remettre à la carte le lièvre à la royale. On ne met même pas de poulet, ni de veau, aucune viande. Aujourd’hui plus personne n’en réclame. Mais il faut être convaincu pour l’imposer.»

RM : L’amertume, l’acidité, l’astringence sont des saveurs très naturelles. Elles doivent être appréciées. Ici, on cherche à redonner le goût du naturel, faire redécouvrir des produits. On m’a toujours appris qu’un bon cuisinier devait casser l’amertume d’une endive par exemple. Pour travailler une endive, on devait ajouter du sucre ou des oignons. Ce n’est pas ce que l’on fait. Chez nous, on cherche à révéler l’amertume de l’endive. Pour cette raison, il est indispensable d’utiliser sa racine. Ensuite, c’est le travail du cuisinier de contrôler, de doser, parce qu’on ne peut pas proposer de l’amer immangeable.

Le travail de recherche et d’innovation de Romain Meder, nous l’avons perçu dès l’arrivée en cuisine. Sur le coup de 16h, dans un étoilé parisien, rares sont les cocottes en fonte utilisées à faire des extractions de pelures de légumes. Au Plaza, sur le piano, gargouillent ici un concentré de feuilles d’artichauts, là un fumet « aubergines, parures de poire » ou encore un jus de noyaux de mirabelles d’où la matière grasse est bannie. Inspecter les chambres froides, c’est comme ouvrir la caverne d’Ali Baba. Des centaines de bocaux colorés patientent, exhibant des appellations étonnantes : vinaigre de pins, nèfles au cidre, vin d’hibiscus blanc, vin de cynorhodon, vin de prunelle, vin de betterave, vin de courgettes, raisins fermentés, moût de raisin du château Yquem, cerises au vin, vin de figues, câpres au vin, « chicha de gara », vin d’épines, vin de feuilles de figuier, bière d’algues, vin de roses, « kombu-eau de mer-vinaigre », huile de têtes de poisson…Romain Meder nous coupe dans nos rêveries :

Dans nos cuisines, on récupère tout

RM : Ce qui est important dans le concept de naturalité, pour moi, c’est la formation. Parce que tous les jeunes qui sont ici sont les futurs chefs de demain. Ils sont tous sensibilisés aux notions de gaspillage. Ils sont mêmes les premiers curieux, à me demander quoi faire de ceci ou cela, comment optimiser pour produire moins de déchet. Cette démarche est très importante. J’ai en ce moment un jeune qui vient d’un autre palace et qui n’avait jamais autant respecté le produit. Il n’avait pas la même vision du métier. Dans les légumes ou les poissons, dans nos cuisines, on récupère tout : les parures, les épluchures, les têtes, les peaux, les écailles, les œufs, les foies. Les têtes passent en huile de poisson fumée, les écailles sont grillées, on utilise tout ! On sait aussi qui pêche nos poissons, qui cultive nos légumes. On a réussi à développer un fort côté pédagogique.

Alors que sonne l’heure du goûter, on nous propose de tester quelques plats d’automne. Le premier d’entre eux s’intitule « Petit engrain de Lespignan, cèpes à la braise, crevettes grises ». Romain Meder commente :

RM : Ce plat figurera dès ce soir à la carte d’automne. Il est composé de petit épeautre, cèpes, mirabelles, crevettes grises, oseille et noix. D’abord on fait « rôtir un jus » avec les noyaux des mirabelles, les parures des cèpes, des cèpes séchés de l’an dernier, de la paille torréfiée, un vinaigre de cèpes, du poivre et une pointe de piment charapita. On obtient ainsi un jus brun qu’on lie avec des mirabelles brûlées, cuites au barbecue et passées au tamis. On est sur quelque chose d’assez concentré dont les noyaux adoucissent l’amertume. Ensuite, on cuit l’épeautre comme un risotto dans un bouillon de paille. Les crevettes vont apporter de la gourmandise, on fait à peine sauter les queues dans un beurre de crevettes et on utilise les parures, têtes et carapaces croustillantes. On ajoute un peu d’acidité avec un condiment oseille-noix qui se dissout dans le jus fluide. Le mélange produit une sauce avec beaucoup de caractère. Enfin, les cèpes sont juste marqués, servis croquants.

180°C : d’où vient l’idée d’associer cèpes, mirabelles, paille et noix… ?

RM : Je pars du principe que dans un terroir, la nature est bien faite. Quand plusieurs choses poussent dans le même secteur, elles fonctionnent souvent ensemble. Fils de paysan, je me souviens des moissons. Pendant que la moissonneuse tournait, on mangeait des mirabelles et dans les bois autour au même moment, on cueillait des cèpes. J’ai un coin en particulier en tête. Et ça fonctionne !

Cette recette de « petit engrain » est une création 2019 que propose Romain Meder à son mentor qui goûte, conseille et apporte en complément l’indispensable « regard du client.

 À 98,5%, je suis dedans poursuit Romain. Monsieur Ducasse n’a pas un angle différent du mien, c’est un travail d’équipe. Quand j’ai une hésitation, c’est radical, je lui fais goûter. Il corrige, donne son avis mais le plus souvent, il essaye de me pousser encore plus loin.

A la lumière de ces échanges où s’entremêlent recherche, expérimentations, complicité et respect, il ne fait aucun doute que le couple Romain Meder – Alain Ducasse vit bien ensemble. Il s’épanouit dans une quête d’innovation qui pousse à une consommation plus saine, raisonnée, durable et responsable.
On peut écrire ce que l’on veut sur le Ducasse chef d’entreprise, le citoyen monégasque, le boulimique collectionneur d’étoiles Michelin, on n’éludera pas l’essentiel : Alain Ducasse fait avancer la cuisine dans le bon sens. En observateur averti, par son expérience, ses certitudes et sa force de caractère, il se situe finalement déjà bien en avance sur son temps.

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