Quand certains chefs s’assoient sur leurs principes pour signer un contrat publicitaire ou une opération promotionnelle avec un industriel de l’alimentaire, qui leur rapportera une somme rondelette, Florent Ladeyn reste droit dans ses baskets et décline tout. En cuisine, sa démarche est la même, refuser les produits issus de l’industrie ou provenant de l’autre bout de la France pour ne travailler que ce qui pousse autour de chez lui.
Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? – Un café ! – Ce sera une chicorée, nous avons arrêté le café. Mais, vous verrez, c’est très bon et local. » Le ton est donné par le maître des lieux, Florent Ladeyn, qui, en prenant le relais de son père dans cette auberge, a souhaité construire sa cuisine autour des produits de la région, les Flandres. Ne lui dites surtout pas que tout ça, c’est le Nord. La réponse fusera : « Ici, ce sont les Flandres. » La Belgique est à 200 mètres de l’auberge et les producteurs fournisseurs de Florent sont situés dans un rayon d’une cinquantaine de kilomètres, des deux côtés de la frontière. Cette auberge comme « ses » Flandres, le chef les a chevillées au corps.
Tout commence en 1982 quand son grand-père achète la ferme Boone sur le mont Coquerel, et non pas le Vert Mont comme tout le monde le croit. Nous sommes ici à deux pas du mont des Cats, célèbre pour son abbaye et ses moines trappistes qui produisent de la bière et du fromage. Ancien cantonnier, le grand-père a fait fortune en rapportant d’un Salon agricole à Chicago les droits d’un brevet d’élévateur à pommes de terre. Pour s’y rendre, il avait économisé des mois durant et, par une simple poignée de main et sans le moindre centime, avait récupéré le brevet. Quelques années plus tard, il dirigeait une centaine de salariés. Cette ferme, dotée de 2 hectares de terre, il la transforme en estaminet et même en discothèque. Florent se souvient qu’il pouvait y avoir jusqu’à 700 personnes en train de s’y trémousser. José, le père de Florent, prend l’affaire en main et y sert à tour de bras du lapin aux pruneaux, du potjevleesch, du coq à la bière ou de la carbonade flamande. Florent, 18 ans – il est né en 1984 –, bac L passé en candidat libre, est à la plonge. C’est le début de l’aventure :
Si mon père avait été menuisier, je serais sans doute menuisier aujourd’hui.
En 2019, Florent n’a finalement connu que cette seule adresse. Après la plonge, il prend goût à la cuisine. S’inscrit en bac pro avec pour maître d’apprentissage… son père. Il le reconnaît bien volontiers, il n’est pas allé souvent en cours préférant rester au côté de José. Autour de 2010, les affaires ne sont pas florissantes. José est fatigué et désire se séparer du lieu. Florent n’imagine pas faire sa vie ailleurs. Ils font un deal : « Tu me laisses les clés de la cuisine pendant un an. Si c’est un échec, on ferme. » Florent conserve les plats classiques qui ont fait le succès de l’adresse, mais ajoute sur l’ardoise deux entrées, deux plats et deux desserts, très différents de ce que l’on peut servir dans un estaminet. La formule prend corps, le guide Gault & Millau repère le garçon et le consacre Jeune Talent pour le Nord en 2011. La presse locale prend le relais et les équipes de production de Top Chef le repèrent. Il donne « les clés du camion » à son cousin, Clément, toujours à son côté aujourd’hui, le temps du tournage. Florent pense qu’il ne fera que de la figuration et sera vite de retour à l’auberge compte tenu de son bagage technique qu’il trouve bien maigre. Il se hissera en finale et sera la révélation de la saison 2013, avant de décrocher l’étoile Michelin en février 2014.
Une carbonade comme déclencheur
Emblématique de la cuisine des Flandres, la carbonade flamande, c’est du boeuf (macreuse, gîte et paleron), de la poitrine de porc, des oignons, de la farine, du sucre, du pain d’épices, un bouquet garni, de la bière brune. Florent en a préparé des tonnes jusqu’au jour où il se pose pour examiner la provenance de chacun des ingrédients. Une viande élevée en Pologne, tuée en Allemagne, cuisinée à Boeschepe, des oignons venus de Bretagne, du pain d’épices fabriqué avec du miel de Chine. Il n’y avait bien que la bière qui était du coin. Pour le chef tatoué – un couteau sur l’avant-bras droit, une fourchette sur le gauche –, c’en est trop. Il est impératif de se recentrer sur le terroir qu’il connaît pour l’avoir sillonné depuis son enfance. Seulement, ici, chacun reste discret et les producteurs, dans une région où l’agriculture est élevée au rang d’industrie, ne savent pas forcément se mettre en avant, aller à la rencontre des chefs.
Il va commencer par la boucherie du village pour se fournir en viande de boeuf locale puis épurer la carte des boissons en retirant les marques industrielles et, quelques mois plus tard, le chocolat et le café.
À Uxem, il déniche un couple qui développe une gamme de produits laitiers à partir d’un troupeau de chèvres. Il en profite pour cuisiner le cabri qu’aucun cuisinier dans la région n’ose mettre à la carte. À Dunkerque, son mareyeur connaît ses attentes : de la pêche locale et rien d’autre… et il prend ce qu’il y a.
Le succès aidant, les producteurs ont fini par oser aller à sa rencontre, comme Anastasia à qui Florent a demandé de produire des shiitakés. Plus récemment, un producteur de pissenlits, à la limite du dépôt de bilan, a trouvé en Florent un sauveur. Il y a aussi Bertrand, le maraîcher, qui, grâce aux commandes qui augmentent avec l’ouverture de deux bistrots à Lille (Bloempot et Bierbuik) – 400 kilos de légumes et 700 kilos de pommes de terre par semaine –, a pu s’acheter un nouveau camion. Aujourd’hui encore, Florent continue de chercher. Il vient seulement de trouver, du côté du mont des Cats, une productrice d’agneaux de lait, un producteur de sel au cap Gris-Nez et il a stoppé l’achat de sucre blanc pour ne plus utiliser que de la vergeoise blonde et brune.
En parallèle, il a installé 10 ruches qui lui ont permis de récolter, en 2018, 80 kilos de miel, il s’est mis à produire son propre pain au levain, sa bière mais aussi son vinaigre aux fleurs de sureau, son gin aux prunelles et mûres, ses pétales de rose au vinaigre et son gin à la massette (un roseau des étangs). Derrière le restaurant, il a créé un potager, non pour concurrencer ses deux maraîchers, mais pour qu’il le dépanne en herbes comme la camomille et la verveine servies à la place des infusions de marque, en fleurs comestibles, en ciboulette, en fenouil, en estragon. Et, parce qu’il faut être cohérent jusqu’au bout, il laisse aux animaux (oies, poules, canards) le soin de recycler les déchets puis pousse la logique jusqu’à enlever les nappes pour réduire le coût des lavages et l’utilisation de produits chimiques et remplacer les serviettes en coton par des serviettes en lin, plante qui pousse partout autour de l’auberge.
Payer le prix
Les cartes de L’Auberge du Vert Mont, du Bloempot et du Bierbuik varient en fonction de ce que les producteurs fournissent : « Je ne réclame rien, je n’impose rien. Nous cuisinons selon ce que les producteurs ont à nous proposer. Ils me livrent sans minimum de commande et j’en fais mon affaire. Et si, en plein milieu du service, un de nos produits vient à manquer, eh bien, on change et on crée autre chose avec ce que l’on a. » Ce que Florent oublie de préciser, c’est qu’il refuse de négocier le prix. Il paie sans broncher : « Dans la région, on a la chance de voir éclore une nouvelle génération de jeunes agriculteurs qui s’installent. Ces hommes et ces femmes, ils ont les mains dans la terre tous les jours, qu’il vente, qu’il grêle, qu’il neige, qu’il pleuve ou qu’il fasse 30 °C. Ils travaillent pour donner vie à ma cuisine. Il faut impérativement les soutenir et ça passe par payer le prix sans négocier. On a trop vu d’agriculteurs brader leurs productions ou se plier aux exigences des industriels. Je refuse de rentrer dans ce système. Eux connaissent le coût de leur travail et le prix qu’ils doivent établir pour vivre de leur production. Je ne vois pas pourquoi je devrais négocier quelques centimes. »
Parmi eux, il y a Stéphanie Vanderhaeghe de la Ferme du Duneleet, à Leffrinckoucke. Pendant des années, ses parents ont produit des céréales et de la betterave. Quand elle les rejoint, elle décide de consacrer une partie des 100 hectares à la production de céréales et de légumineuses, de produire des farines et des huiles et de les vendre en circuit court. C’est elle qui, aujourd’hui, fournit 300 kilos de farine par mois à Florent pour qu’il puisse faire son pain. Elle fait tout, de A à Z, de la production des graines à la fabrication de l’huile de colza ou de cameline, de farines de sarrasin, de blé blanc des Flandres et d’épeautre – elle a installé son propre moulin –, et la préparation des sachets de légumineuses comme les lentilles ou le quinoa. Dans le creux de l’oreille, elle nous chuchote : « Sans Florent et ses besoins, je n’aurais sans doute pas la qualité de vie que j’ai aujourd’hui et, surtout, je ne sais pas si j’aurais persévéré dans cette voie. »
On a trop vu d’agriculteurs brader leurs productions ou se plier aux exigences des industriels. Je refuse de rentrer dans ce système.
Côté Belgique, même son de cloche chez Dries Delanote, à Dikkebus. Florent dit de lui : « C’est sa production qui fait les menus. » Paysan, puis professeur, puis de nouveau paysan, Dries pratique ce qu’il appelle l’agriculture sauvage. Sous les serres, pas de chauffage, pas d’électricité, pas de labour, pas d’eau ou très peu : « C’est à la plante d’aller chercher ce dont elle a besoin. » Des plantes, il y en a des centaines, peut-être même un millier. On dirait une jungle où chaque plante trouve sa place et cohabite avec la voisine. Ce que Dries a appris à Florent, c’est à cuisiner ou à préparer tout, les graines, les feuilles, les fleurs d’un même légume ou d’un même fruit. Dans le monde du maraîchage, les seules choses qui ne se consomment pas, ce sont les feuilles des pommes de terre, des aubergines et des tomates. Tout le reste a une saveur et peut être travaillé en cuisine, à commencer par la fleur de bégonia au goût de pomme granny, les fleurs de luzerne ou de radis, et Dries d’ajouter : « Les radis, tout le monde les mange et, avec les fanes, on crée une autre préparation, mais pourquoi mettre de côté les gousses de radis ? Pareil pour les fèves, pourquoi les manger seules alors que leur cosse est comestible ? » Dries, Stéphanie, Anastasia, Bertrand, Charles-Henri, Violaine, Guy, Béatrice… tous ces producteurs travaillent pour et avec Florent et épousent la cohérence de sa démarche brute, sauvage mais accessible, car, avec un menu au déjeuner à 21 euros, L’Auberge du Vert Mont reste l’un des étoilés Michelin le moins cher de France.