Jérôme Banctel, actuel chef de La Réserve à Paris, a reçu les enseignements de Christian Constant, Bernard Pacaud et d’Alain Senderens… Pas de doute : on a vu pire comme formation ! C’est avec beaucoup de gentillesse et de disponibilité que ce quarantenaire alerte nous a reçu pour parler de son ancien maître.
Le testing : une épreuve !
Si Alain Senderens a beaucoup innové en cuisine, il l’a aussi fait – et très tôt – dans son organisation elle-même. « Senderens n’était pas encore quarantenaire qu’il avait déjà pris la distance nécessaire avec la cuisine… Oui : il ne participait plus à la mise en place, il la confiait à son chef et lui n’intervenait plus que pendant le service. Il était au « passe » et goûtait tout. C’était une cuisine « en direct » qui changeait de ce qu’on avait connu par le passé : des mises en place très très poussées et des services disons… plus confortables. Avec Senderens, c’était le contraire.
Passard m’avait dit que les services avec Senderens étaient tout simplement « affolants » !
Lorsque Jérôme Banctel est appelé par Senderens, il a déjà derrière lui un CV à faire pâlir les plus chevronnés : travailler avec Chritian Constant et Bernard Pacaud, ça vous forme un homme ! Pourtant, il aura l’impression de ne plus savoir faire grand-chose « Senderens organisait très souvent des testings et dès mon arrivée, j’ai dû m’y soumettre. J’avais donc préparé quelques plats qu’on dégustait ensuite avec des vins choisis, lui, et deux ou trois personnes. À l’issue de cette dégustation et rendu seul avec lui, je finis par lui demander son avis qui ne venait pas. Il me répondit que j’avais cuisiné du…« bon-banal ». J’ai donc proposé de rendre mon tablier, qu’il a évidemment refusé en me demandant de chercher et trouver ce petit supplément d’âme qui ferait la différence. Je l’ai vite trouvé… »
Le goût et l’hédonisme : seules valeurs de la cuisine.
« Alain Senderens était un insomniaque et donc lisait beaucoup. Le goût a été l’objet même de toutes ses recherches. C’est donc bien normal qu’il finisse par lire et rencontrer le docteur es sciences Jacques Puisais, alors responsable de l’Institut du Goût de Tour et pionnier français du domaine. Il a beaucoup été influencé par ses travaux » Pas étonnant non plus qu’il connut bien Claude Joly allias Claude Lebey, hédoniste devant l’éternel et qui est d’ailleurs mort seulement 6 mois avant lui. Le goût des choses « vraies », l’hédonisme à cultiver tout au long du repas, conçu comme une expérience et un parcours, tels seraient les deux lignes de force de ce chef unique et parfois déconcertant.
Alain Senderens était un génie… assisté ! Tout à son art, il avait du mal avec bien des aspects quotidiens de l’existence, jusqu’à ses propres repas !
Il me demandait souvent ce que j’allais lui faire à manger pour le midi, pour le soir, oubliait mes réponses, redemandait, s’en inquiétait… Une fois, en voyage en Egypte, incapable de prendre un taxi, il avait demandé à sa secrétaire de lui en appeler un… depuis Paris !
Le vin : caisse de résonance du plat
Le vin aura été l’autre versant de la carrière d’Alain Senderens. « Quand je l’ai connu, il ne pouvait concevoir un plat sans son vin. Le vin était le cadre formel et symbolique dans lequel chacune de ses créations pouvait exister et signifier quelque chose à ses yeux. Il pouvait passer des mois à concevoir un mariage, des semaines pour le peaufiner jusqu’à son expression la plus sensible puis, lorsqu’il était satisfait, plus rien ne devait changer : l’œuvre était aboutie et devait être figée » Pour autant le grand maître n’est jamais resté immobile et a même remis au cause ses grands classiques, ceux qui avaient fait sa renommée. « Avec Alain, nous avions repris la recette du Canard Apicius, celle du homard à la vanille. Parfois, il ne trouvait pas de solution à certains produits. Je me souviens des oursins par exemple sur lesquels il a buté sans jamais trouver les solutions cuisine et accord mets-vin satisfaisantes à ses yeux ». Au fait parlait-on de mariages mets-vins ou vins-mets chez Alain Senderens ? « Il ne faisait pas ce distinguo car pour lui, l’expérience, la dégustation était un tout abolissant ces hiérarchies et ne laissant place… qu’à l’hédonisme ».