Un jeune président qui bouscule les conventions suffira-t-il à sortir le monde agricole de l’impasse et permettre aux agriculteurs de vivre dignement ? L’aspiration au changement est grande, l’ambition forte, les pistes de réflexion nombreuses mais cette consultation est furieusement improvisée et les absents autour de la table trop nombreux.
Trouver, d’ici l’automne, une juste répartition de la valeur
Il faisait très beau à Paris ce jeudi 20 juillet. C’était une chaude journée d’été. Une longue file inhabituelle d’invités, arrivés avant l’heure, se pressait aux portes du ministère des Finances à Bercy. Une foule bariolée mêlant hommes d’affaires, paysans, représentants d’ONG, associations de consommateurs, directeurs de cabinet… Tous venus assister au lancement des états-généraux de l’alimentation. Derrière ce nom pompeux se cache la volonté du ministre de l’Agriculture, Stéphane Travert, de trouver, d’ici l’automne, une juste répartition de la valeur entre un monde agricole qui se meurt, des industriels contraints d’investir pour produire une alimentation toujours plus sûre et des distributeurs qui se livrent une guerre des prix insensée. Avant d’instruire, dans un deuxième temps, la question d’une alimentation saine et durable. Vaste programme.
Il faut que chacun fasse le pas nécessaire vers l’autre
Le ministre de l’Agriculture s’est dit prêt à explorer toutes les pistes. On ne peut que s’en féliciter. Mais pour réussir, il va falloir mettre tous les intervenants en responsabilité et composer collectivement avec des aspirations contrariées. Depuis le temps que ce petit monde constitue un front déchiré par les incompréhensions, l’hypocrisie et les pressions de toutes sortes. « Il faut que chacun fasse le pas nécessaire vers l’autre », a martelé Stéphane Travert. « Il va falloir mettre les postures de côté », a renchérit Nicolas Hulot, le Ministre de la transition écologique et solidaire. Au vu des premiers échanges, ce n’est pas gagné.
Aux micros tendus, lors de l’ouverture des Etats généraux, tout le monde – ou presque – y est allé de son petit mot. L’enthousiasme affiché lors des premiers échanges a vite laissé la place à des débats houleux, faisant apparaître au grand jour les clivages traditionnels. Mobilisés par ce moment qu’ils savent précieux, les agriculteurs sont venus en force. Sans chichis et à tour de rôle, ils ont rappelé l’urgence de la situation – ils gagnent moins de 350 euros par mois en moyenne – et appelé à un « sursaut collectif » de tous les acteurs de la chaîne afin de retrouver un rapport de force équilibré et une répartition équitable de la valeur ajoutée. Un paradoxe parmi d’autres, une des solutions serait pour eux de se regrouper en vue de se doter d’une capacité de négociations renforcée. Mais ça va à l’encontre des circuits courts, de la biodiversité et d’une agriculture paysanne raisonnée.
Discrète distribution…
Fidèles à elles-mêmes, les enseignes de la grande distribution se sont faites discrètes. C’est à peine si elles ont marqué leur territoire. Embarras ? Indifférence ? Mépris ? On peut toujours chipoter, relativiser, elles sont au cœur du problème : elles pèsent 65,5% des achats de produits alimentaires en France (Insee, 2015). Avant de parler de distribution de la valeur, il va bien falloir instruire le sujet de la création de valeur et l’impact sur les prix d’une politique de promotions à tout-va dans les grandes surfaces ces dernières années. À un moment où, précisément, les consommateurs sont mûrs pour changer de paradigme.
Passer à côté des enjeux des Etats généraux ?
Ils l’ont montré ces derniers temps en acceptant de payer plus pour des produits bio, de qualité, vendus en circuits courts.
On ne peut pas faire plus vert quand les comptes sont dans le rouge
S’est empressée de rétorquer Christiane Lambert, la présidente de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) qui a le sens de la formule. Pris de panique, les producteurs de fruits et légumes ont interpellé Nicolas Hulot, « de grâce, ne supprimez pas des molécules sans l’assurance d’avoir des produits de substitution ! ». Il faudra quoiqu’il en soit s’assurer que le surcoût payé par le consommateur soit répercuté sur le revenu des agriculteurs. « Autrement, on sera passé à côté des enjeux des Etats généraux », a prévenu Nathalie Homobono, la directrice de la DGCCRF, le bras armé du ministère des Finances chargé de la surveillance des marchés. Les ONG (Organisations Non Gouvernementales ; Greenpeace, WWF, etc ) ont elles aussi donné de la voix durant cette journée pour réclamer une troisième phase politique qui engage le gouvernement dans le temps.
Timing… Et méthode.
Ça tombe mal, le ministre de l’Agriculture veut aller vite. Trop vite ? Les Etats généraux ont été organisés dans l’urgence et sans concertation. La veille encore, des réunions de travail étaient organisées avec l’Anses, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, à qui on avait demandé d’intervenir à la tribune. Si l’on suit le calendrier gouvernemental, dès l’automne, il faudra que le résultat des travaux soit restitué et qu’un accord sur le partage de la valeur soit trouvé. Car après cela, commencera le long et délicat marathon des négociations commerciales qui fixent chaque année le prix des produits dans la grande distribution.
Question de timing, de méthode aussi. Le gouvernement a pris le parti de privilégier un agenda des solutions plutôt que de légiférer. Un scénario que rejette nombre d’ONG ainsi que la Confédération paysanne qui ne croit pas au compromis :
Il faudra en passer par la case législation et imposer un revenu pour les paysans dans les négociations.
Il faudra aussi veiller à ne pas sur-transposer les directives européennes. L’Europe et les accords internationaux semblent être les grands absents de cette concertation « comme si la France était seule au monde », dit-on dans l’entourage de José Bové (voir interview par ailleurs). Et ce, malgré la présence d’un représentant de Bruxelles lors de l’ouverture des Etats généraux.
Agriculture high Tech.
On a également peu parlé lors de cette journée des technologies numériques, de la data et des algorithmes qui pourtant peuvent réellement transformer les filières agricoles, modifier les modèles économiques et maîtriser les risques. Autre grand absent de la concertation, le monde de l’éducation, un des principaux leviers de changement à moyen terme vers une alimentation plus saine, plus juste, plus responsable.
Un énième Grenelle fourre-tout ?
Il va sans dire que ces prochaines semaines, la diplomatie Macron sera sérieusement mise à l’épreuve. L’alimentation n’est pas un sujet sclérosé par un clivage traditionnel gauche droite. Va-t-on, une fois de plus, aboutir à une déclaration commune pleine de bonnes intentions mais vide de sens ? Un énième Grenelle fourre-tout ? Christiane Lambert veut croire à un alignement des planètes avec des acteurs économiques qui reconnaissent volontiers que la situation ne peut plus durer. C’est là, on le sait, que se cache la seule chance des Etats généraux de réussir. Ou bien alors les pistes envisagées finiront comme les boules de paille dans les westerns, envolées à travers le désert.
Entretien avec José Bové
Je ne crois pas à la création d’un nouveau paradigme !
– Ces Etats généraux peuvent-ils être une opportunité pour opérer un changement de paradigme de l’agriculture française ?
« La filière agricole française traverse une crise due à de nombreux facteurs. Inviter l’ensemble des acteurs de l’agriculture et de l’alimentation est une bonne chose car ce n’est qu’en discutant largement que des solutions nouvelles peuvent émerger. Je ne crois pas à la création d’un nouveau paradigme mais je pense qu’il y a urgence à mieux prendre en compte l’agronomie dans les politiques agricoles. Le grand déséquilibre que nous vivons découle en grande partie du fait que des régions se sont spécialisées dans l’élevage intensif, source de pollution par les nitrates, alors que d’autres ne produisent plus que des céréales. Le lien entre élevage et culture a été rompu avec de nombreuses conséquences en particulier pour les sols. Cette spécialisation des territoires est maintenant devenue mondiale. L’Amérique du Sud produit le soja, l’Europe le lait et les fromages, et ainsi de suite. C’est une voie sans issue en terme agronomique. »
– Êtes-vous confiants dans la capacité des agriculteurs, des transformateurs et des distributeurs à mettre leurs postures et leurs préjugés de côté pour trouver une solution qui satisfasse tout le monde ?
« J’ai noté ces dernières années grâce aux rencontres que j’ai eues avec des acteurs très diverses de la chaine alimentaire, qu’un certain nombre d’acteurs partagent les mêmes préoccupation sans parfois s’en rendre compte. Certains grands fabricants de fromages s’inquiètent de la qualité du lait qui leur est livré. Pas sur le plan de l’hygiène, bien sûr mais sur le fait que la production intensive donne un lait qui est de moins en moins riche et de plus en plus difficile à travailler. La grande distribution qui flaire les évolutions de notre société mise maintenant sur le développement de l’agriculture biologique et même sur la mise en avant de produits locaux. Mais le problème reste celui du partage de la plus-value entre les différents maillons de la chaîne alimentaire. Les paysans qui récupéraient 30 % de cette valeur il y a quinze ans n’en perçoivent plus que 20 %. Cette tendance doit être inversée et rapidement, sinon ils ne pourront plus tenir. »
– Quelle place l’Europe doit-elle tenir dans cette négociation ? Ne risque-t-on pas de sur-transposer les directives ?
« Il s’agit d’une négociation franco-française. La Politique Agricole Commune votée en 2013 laisse de grandes marges de manœuvre aux différents états membres. J’ai critiqué cette renationalisation. Les états, au lieu de prendre des mesures pour soutenir l’agriculture de montagne et des zones rurales et de lancer des programmes de développement collectif, se sont lancés dans une concurrence avec les autres pays de l’Union. La PAC n’est plus une politique de solidarité mais une incitation à la baisse des prix et à la conquête des marchés du voisin. Cela ne fonctionne pas. »
– Les accords internationaux semblent être les grands absents des Etats généraux de l’alimentation. La France ne court-elle pas le risque, une fois de plus, de se réformer dans son coin ?
« L’Europe multiplie aujourd’hui les accords de libre-échange. Hier avec le Canada, aujourd’hui avec le Japon et demain, peut-être, avec le Mercosur ou le Brésil. Dans la plupart des cas, comme nous l’avions déjà vu à l’OMC dés 1993, l’Europe utilise l’agriculture pour obtenir des concessions pour d’autres secteurs comme les services ou certaines industries de pointe. Les Etats généraux n’ont pas pris suffisamment cet aspect des choses. Mais j’espère que ces contraintes internationales apparaîtront aux cours des débats. »
– Le consommateur doit-il prendre sa part de responsabilité et accepter une hausse des prix des aliments dès lors que celle-ci est répercutée sur le revenu des agriculteurs ?
« Les grandes associations de consommateurs en France et en Europe ont pendant longtemps considéré que les critères essentiels se résumaient à la sécurité des produits alimentaires et souhaitaient des prix à la vente le plus bas possible. Ces dernières années, elles ont beaucoup évolué en prenant en compte d’autres questions comme le réchauffement climatiques ou les conséquences de l’utilisation des pesticides. Les consommateurs doivent comprendre qu’une alimentation de qualité n’est pas forcément plus onéreuse que des plats cuisinés industriels et qu’ils votent chaque jour en choisissant ce qu’ils mangent et ce qu’ils achètent. »
– En lançant ces assises, le gouvernement français a à cœur d’instaurer une culture du compromis. L’enjeu des discussions n’imposera-t-il pas un arbitrage politique en passant par la case législation ?
« Laissons ces assises se tenir avant de voir si un arbitrage politique est nécessaire. Nous connaîtrons au mois de septembre les conclusions de ce travail. Un certain nombre d’acteurs à chaque niveau de la chaine alimentaire ont pris conscience des limites où nous sommes en termes social, économique et environnemental. Je préfère attendre et commenter les résultats concrets. »
Géraldine Meignan
Les réseaux de la malbouffe
Éd. Lattes
230 pages
19 euros