En Corée, les produits fermentés, issus d’un art consommé de la main et du temps, suscitent une véritable passion. En créant l’épicerie Misikga, Jean Lee a rendu disponibles en France les meilleurs d’entre eux, à l’image des jang de Kisoondo : l’histoire de cette marque se confond avec celle d’une famille, gardienne d’un savoir-faire transmis de génération en génération depuis 370 ans.
« Pourquoi faut-il que mes baguettes aient ramené des profondeurs de ma vaste écuelle pour le porter à mes lèvres, ce traître kimchi ? La brûlure du piment m’enflamme la bouche et je sens son feu qui descend jusqu’à l’estomac, dans un sillage incandescent. Souvenir du temps de ma petite enfance où je vidais subrepticement un verre d’alcool. »
Ainsi feu Maurice Lelong, prêtre dominicain, écrivain, fine gueule et grand voyageur, évoquait-t-il sa première rencontre avec le kimchi, dès 1978[1], bien avant que ce dernier ne déferle à partir de 2015 au-delà d’un petit cercle d’initiés. Dans sa version la plus courante, cette spécialité de légumes lactofermentés est composée de chou chinois, d’ail, de piment, d’un produit marin et d’aromates, mais il en existe trois cent cinquante variantes d’après Jean Lee, fondateur en 2018 de l’épicerie Misikga, première à avoir importé en France des produits coréens haut de gamme. Nombre d’entre eux sont fermentés : kimchis frais ou en bocal, sauces et pâtes de soja… « En Corée, il fait trente-cinq degrés en été et moins vingt-cinq en hiver, explique Jean Lee. Dans ces conditions, la fermentation du soja, des produits de la mer et des légumes permettait autrefois de conserver les aliments pour les mois rigoureux. »
Le procédé est d’autant plus intéressant qu’il est sûr d’un point de vue sanitaire et souvent générateur de bénéfices nutritionnels, notamment une meilleure digestibilité et, pour les légumes lactofermentés, une majoration vitaminique.
Le kimchi est comparé à la choucroute qui a permis, avec d’autres aliments riches en vitamine C, de protéger les marins du scorbut lors de leurs navigations au long cours.
La cuisine en Corée est profondément marquée par la fermentation, cette technique de conservation très ancienne qui désigne la transformation des aliments sous l’action de micro-organismes. Une originalité du pays du Matin calme ? Pas vraiment. Les aliments fermentés sont universels et porteurs d’une formidable palette de goûts et de textures. Les Français, par exemple, s’en délectent quotidiennement, ne serait-ce que dans la sainte trinité pain, vin et fromage.
En Corée, cependant, la fermentation est au cœur même du discours gastronomique. En 2017, pendant un cours sur l’anthropologie des cuisines du monde à Taipei, un étudiant coréen crée un certain malaise quand il présente le kimchi à ses camarades, dont certains viennent d’autres pays d’Asie où la fermentation est tout aussi répandue, « comme si son pays détenait le monopole des savoir-faire lorsqu’il s’agit d’aliments fermentés » [2]. Il en veut pour preuve l’inscription du « mets des dieux » [3] sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO. Le kimchi y a même été enregistré deux fois, la première en 2013 pour la Corée du Sud et la seconde en 2015 pour la Corée du Nord.
Quelques années plus tard, en 2020, les autorités chinoises affirment que leur « kimchi », en réalité du pao cai, a obtenu une certification ISO, au grand dam de Séoul qui dénonce une appropriation culturelle. La controverse prend alors une tournure diplomatique.
Car bien évidemment, la conservation des aliments, à l’image de la cuisine, n’est pas seulement un exercice technique : elle porte une forte dimension culturelle et identitaire. En Corée, la fermentation permet, d’après Luna Kyung, auteure et spécialiste du sujet[4], de tisser des liens invisibles avec la nature et les autres humains, vivants ou ancêtres défunts.
On dit d’une fermentation réussie qu’elle a le « goût de la main », sonmat.
Le kimchi, toujours lui, est préparé collectivement lors du kimjang, dont la dimension affective persiste même si sa pratique décline. Alors qu’il est désormais possible de manger des aliments frais toute l’année, la fermentation est aussi, bien sûr, une grande histoire de goût. Éric Trochon, dont l’épouse Mi-Jin Ryu, directrice de salle et sommelière, est coréenne, a totalement intégré les produits fermentés coréens à sa carte pour leur restaurant Solstice à Paris. « Ils apportent un petit décalage gustatif qui est une façon de signer notre cuisine », confie le chef qui, depuis plusieurs années, prépare ses propres kimchis. Il intègre par exemple celui de chou chinois à une raviole de homard, et utilise son jus acidulé pour vivifier la sauce d’accompagnement à base de crustacés.
Si le kimchi est plutôt simple à préparer chez soi, les condiments réunis sous le vocable de jang, couramment confectionnés à base de graines de soja, mettent en œuvre des techniques plus complexes. La plupart des Coréens ont cessé de les fabriquer. « J’étais moi-même habitué aux sauces de soja industrielles, raconte Jean Lee. Quand j’ai rencontré Madame Ki, j’ai eu l’impression de découvrir leur goût véritable, tout en retrouvant celui des préparations de ma grand-mère. »
Madame Ki, c’est Madame Ki Soondo, grand-mère archétypale qui fabrique, dans le village de Damyang, des jang artisanaux de très haute qualité. Ceux-ci, fermentés dans des jarres en terre cuite et commercialisés sous la marque Kisoondo, font partie des incontournables de Misikga. Leur maturation peut durer plusieurs années, avec, comme pour tous les produits fermentés, une fascinante évolution aromatique au fil du temps.
L’odeur de la sauce soja âgée de un à quatre ans, terrienne, réglissée, carnée, animale, donne l’impression de sentir une sauce soja pour la première fois.
Au nez comme en bouche, c’est un uppercut d’umami. Exclusivement élaborée avec du soja – la plupart des sauces industrielles contiennent du blé –, très concentrée, elle doit être utilisée avec parcimonie, tout comme le doenjang, la partie solide issue de la même fermentation du soja. Cette pâte épaisse au goût boisé, plus vigoureux que celui du miso japonais, est un produit de base du garde-manger des Coréens, qui l’utilisent dans des soupes, avec des légumes verts ou dans une sorte de vinaigrette avec de l’huile de sésame et de l’ail.
Mais en ce moment, c’est le gochujang, pâte pimentée et aigre-douce parfumant notamment le bibimbap, qui explose, explique Jean Lee. Il en propose une version classique et une autre à la fraise, toutes deux élaborées par Kisoondo avec de la poudre de piment, du riz gluant, du soja, du malt d’orge et du sel. Éric Trochon détend le gochujang avec une purée de pommes très serrée pour l’adoucir et s’en sert comme d’un ketchup avec des viandes blanches, ou en agrémente une mayonnaise pour accompagner des bulots. Et l’on repense à Maurice Lelong qui, devenu accro au kimchi, concluait : « Les Coréens – et les Chinois – ont ceci de commun avec les Français, qu’ils imaginent (…) à table la félicité suprême. »
Texte de Mayalen Zubillaga
[1] Maurice Lelong, La Corée intime, Éditions de la Table Ronde, 1978.
[2] Fong-Ming Yang et Sana Ho, « La transmission de la préparation du kimchi », Les Cahiers d’Outre-Mer n° 276, 2017.
[3] Maurice Lelong, Op. cit.
[4] Voir notamment L’art de la fermentation (La Plage, 2016) et Les invisibles, dix façons de les préparer (Les Éditions de l’Épure, 2021).
Pour cuisiner les produits coréens, se tourner vers Easy Corée (Mango, 2020) et La cuisine coréenne illustrée (Mango, 2021).
MISIKGA
www.misikga.fr
La boutique est située au 148 av. d’Italie (Paris 13e arr.) et les produits également distribués dans une vingtaine de points de vente
dont La Grande Épicerie de Paris, le BHV ou les Galeries Lafayette.
Misikga fait également de la transmission autour de la fermentation en Corée.
proposant notamment des ateliers de fabrication de kimchi ou de sauce soja (à réserver sur le site), ainsi que des conférences animées par Jean Lee. Deux ont déjà eu lieu et d’autres sont à venir.