L’écrivain Jim Harrison est mort il y a trois ans. En novembre dernier, les éditions Flammarion publiaient Un sacré gueuleton, recueil de chroniques consacrées aux voluptés de la chère et de la chair. L’auteur éternel de Dalva s’y maintient en marge des bulles d’excommunication contemporaines, dont les prescripteurs feraient volontiers de notre horizon alimentaire un carême fautif et perpétuel.
« Je passe mon dernier jour dans le Grand Nord. Après avoir préparé mon dîner, un simple sauté de poulet à l’espagnole, je pars faire une longue promenade dans la nature avec le fantôme de ma chienne Rose, décédée cet été (…). En proie à l’un de ces splendides errements de l’esprit et de l’imagination, j’aperçois parfois Rose au cours de mes promenades. Elle file à travers le paysage, setter blanc se détachant sur la verdure, à la recherche d’oiseaux fantômes. » Jim Harrison déroule sa connaissance charnelle du monde au fil d’une ode à la démesure successivement paillarde, sensible ou désordonnée, souvent ponctuée de cette poésie saisissante qui jaillit entre ciel et terre à longueur de romans. Toutes ses obsessions y passent : l’ail (« sans ail, laissez tomber »), le piment, la chasse, la pêche, les tripes et le menudo mexicain, les cochonnailles, l’amitié, les chiens, les femmes, la dépression, le suicide, la littérature, les poèmes perdus d’Antonio Machado et bien sûr le vin. « Pourquoi le Bordeaux me donne-t-il l’impression d’être un fervent catholique – une illusion sans aucun doute –, tandis que le Bourgogne suscite en moi une humeur propice au sexe et à la somnolence ? » – à bon entendeur.
« Tout ce qui vit finit en étron », assène Jim le bourru, authentique amoureux du bon qui ne proclame pas à chaque instant l’exemplarité de son assiette. La vie est triste, mais la chair joyeuse. Le robuste carnassier, dont l’humour inaltérable oscille entre ironie, farce et mélancolie, raille la « bouffe vivante » (« En Floride, j’ai pris en bouche une petite grenouille vivante, mais n’ai pu l’avaler »), fustige « la cuisine minceur* (une fumisterie encore pire que la psychiatrie) » et s’émerveille devant une tarte aux cinquante groins de cochon préparée par Gérard Oberlé. Crânant, cabotinant, brocardant les sermonneurs qui désenchantent la table aussi bien que les mangeurs de « blancs de poulet sans peau ni os », le chasseur-cueilleur contemplatif n’oublie pas qu’il retournera un jour à la poussière : « L’art ne saurait concurrencer la perspective de notre prochain repas. Combien de fois ai-je lutté en vain pour créer un poème aussi passionnant qu’une recette de cuisine, ou même qu’une photo coquine. »
Rien ne manque à l’incantation libertaire et carnavalesque du festin, pas même la Cène, qui survient sous la forme d’un banquet épique englouti avec d’autres jouisseurs sans faim, en 2003, chez Marc Meneau. Au fil de quatre services, pas moins de trente-sept plats défilent (mais « seulement dix-neuf vins »), inspirés de recettes de cuisiniers et essayistes gastronomiques du passé. « Si j’annonce que onze convives et moi-même avons partagé un déjeuner de trente-sept plats qui a sans doute coûté aussi cher qu’un break Volvo neuf, les esprits grincheux auront tôt fait de se mettre à tourner en rond en de petits cercles, horrifiés et accusateurs. Je leur répondrai qu’aucun de nous douze, disciples de la gourmandise, n’avait envie d’une Volvo neuve. Nous désirions simplement déjeuner et, comme ce repas a duré environ onze heures, nous avons économisé de l’argent en nous dispensant de dîner. Fin de la plaidoirie de la défense. »
L’ouvrage est sous-titré « Manger, boire et vivre ». Ne reste plus alors qu’à mourir.
Il ne m’est apparu que très récemment qu’après ma mort je n’aurai peut-être plus le droit de manger. C’est décourageant.
Dans les dernières chroniques, Jim Harrison s’obscurcit dans la souffrance – chirurgie, diabète, zona, goutte évidemment. L’épopée d’une vie qui « était tous les jours ce qu’elle était, et rien de plus » s’achève. « Je regarde les nuages voguer de-ci de-là. Au-dessus du potager de mon épouse, entouré d’une haute clôture pour dissuader les chevreuils et les orignaux d’y entrer, je contemple la chaîne des Absarokas (…). Quand je reste toute la journée assis là, qu’il pleuve ou qu’il vente, je rétrécis pour atteindre à une humilité absolue face au désordre du monde. » Le titre français de ce florilège, Un sacré gueuleton, l’emporte décidément sur sa version originale, A Really Big Lunch.
Jim Harrison – Un sacré gueuleton,
Traduit de l’anglais par Brice Matthieussent, préface de Mario Batali
Flammarion – 2018
Prix : 21,50 €
À relire également : Aventures d’un gourmand vagabond – Christian Bourgois, 2002