Jeudi 14 octobre, vers 17 heures, à l’approche de la salle de concert Zaryadye, les invités ferment leur parapluie. Les invitations sont scannées, les badges passés autour du cou. Dans le foyer, on gobe des petits fours arrosés de champagne doux. La cérémonie commencera vers 19 heures. Pour la première fois, le Guide Michelin consacre ses pages à Moscou. La ville — entendez son industrie du tourisme et sa gastronomie — attend cet événement depuis longtemps, mais l’attente est sereine. De part et d’autre de la scène, c’est le même espoir tranquille. Moscou connaît sa cuisine, ses chefs et ses restaurants. Elle sait qu’elle peut compter sur eux.
D’où vient cette impression de jouer sur du velours ? Facile : c’est une première fois, c’est-à-dire un palmarès qui n’est fait que de promotions. Un état de grâce, les premiers temps d’une histoire d’amour. Personne n’est rétrogradé, personne ne perd d’étoile pour le moment, il y a tout à gagner et encore rien à perdre. Les déceptions, on verra ça aux prochaines éditions — peut-être. Mais il y a plus important : la force tranquille de la gastronomie moscovite, qui sait ce qu’elle a à donner, sans provoc, sans effet de manches, avec la satisfaction de l’étudiant qui a sérieusement potassé et réussi son examen sans la moindre antisèche. Armée d’un remarquable professionnalisme, elle connaît et maîtrise son métier.
La Russie est le trente-troisième pays — et Moscou la première ville de la Fédération russe — à bénéficier de l’élan mondial de publication du guide Michelin. Trente-trois, chiffre symbolique, l’âge du Sauveur ! Mais qui est sauvé, au juste ? « Ce guide va aider au développement du tourisme gastronomique et favoriser l’attractivité de Moscou », lit-on dans le communiqué de presse. Pendant la conférence de presse, Natalia Sergunina, députée-maire de Moscou, et Zarina Doguzova, présidente de l’Agence fédérale du tourisme russe, confirment : cette publication prouve à la face du monde que Moscou fait partie des grandes destinations touristiques capables d’attirer des visiteurs du monde entier — « international foodies », souligne Gwendal Poullennec, directeur du guide. Il ne fait aucun doute que ce nouveau guide Michelin va faire du bien à Moscou, mais en quoi précisément fait-il du bien à Michelin ?
À l’est, mais plus près
Depuis 2006 et sa première édition new-yorkaise, le guide rouge a entrepris sa conquête du monde en mettant le cap sur l’extrême-Asie : Japon en 2007, Hong Kong et Macao en 2009, suivis de Thaïlande, Singapour, Beijing, Shanghai, Guangzhou, Taipei. Ce grand bond à l’est ne fait l’unanimité ni dans la presse française – qui reproche au guide de délaisser la cuisine de chez nous ou souligne un manque d’ancrage local – ni dans les pays intéressés, où par endroits s’élèvent des doutes sur la transparence des sélections.
Néanmoins, l’éclosion de tous ces fleurons rouges en Extrême-Orient n’a rien d’illogique : elle reflète la plupart des destinations préférées d’une jet-set gastronomique précovidienne qui brûle de redéployer ses ailes.
En 2020, avec la parution du guide consacré à la Slovénie, un tournant se dessine sur l’itinéraire Michelin : toujours à l’est, mais nettement plus près. Pourtant, il reste encore de la place entre la mer de Chine et Clermont-Ferrand : que deviennent l’Australie et sa scène gastronomique bondissante ? Qu’en est-il de l’Inde et de la Malaisie ? Et Dubaï, et les Émirats ? On soulignera qu’en 2021, les activités de l’entité indépendante Michelin Travel Partner — cadre d’activité du guide depuis 2011 — ont réintégré la maison mère. Que ce soit ou non dû au hasard, Moscou apparaît comme un cadre idéal pour un recentrage sur des valeurs solides telles que le terroir et les produits agricoles.
Mélange original de faste et de sobriété, la gastronomie moscovite se révèle créative sans être artificielle, et si elle digère quelques influences étrangères (l’incontournable style néo-nordique), c’est sans céder d’un pouce sur son caractère national.
Quand on représente par la cuisine un pays qui s’étend sur onze fuseaux horaires et quatre zones climatiques, on n’est pas là pour rigoler. L’intensité du goût, la fraîcheur, les produits exceptionnels, la générosité de l’accueil prennent le pas sur l’ego du chef, relégué au rang des spécialités occidentales. Les cuisiniers moscovites sont avant tout de grands bosseurs qui savent émerveiller et bichonner leurs convives. La recette est parfaite : après l’épopée asiatique, la Sainte Russie apparaît comme une nouvelle frontière, faite d’enracinement et d’une certaine féerie. Elle ouvre la voie d’une gastronomie réenchantée.
À la conférence de presse, Gwendal Poullennec donne libre cours à son enthousiasme : « Ce premier pas en Russie est une destination naturelle pour Michelin, une célébration de la résilience des chefs. Pendant les cinq années de préparation de cette édition, un progrès considérable des cuisiniers et de leurs techniques a été enregistré. À Moscou, on goûte toute la Russie mais aussi le monde entier. Il y a une réelle identité culinaire en même temps qu’une touche globale, moderne. Ses chefs sont audacieux, ambitieux, ils créent la tendance. Les produits sont incroyables. L’avenir culinaire de Moscou est très prometteur. »
Les produits exceptionnels d’un territoire immense
À propos de ces “cinq années” de préparation, certains évoquent sotto voce la contribution cruciale d’Arkady Novikov, grand entrepreneur en restauration moscovite, à cette sélection. D’ailleurs, deux restaurants primés, ARTEST-Chef’s Table et Savva, font partie de son empire. Voilà pour l’enracinement local. Le premier guide Michelin Moscou distingue soixante-neuf restaurants, dont neuf étoilés et trois étoiles vertes (pour les établissements de gastronomie durable). Les Bib Gourmand, au nombre de quinze, mettent en valeur des offres gastronomiques à moins de 2 000 roubles (environ 25 euros). Sept restaurants obtiennent une étoile et deux (ARTEST-Chef’s Table et Twins Garden) sont gratifiés de deux étoiles. (Vous pouvez retrouver cette sélection ici.
Après la remise des distinctions, Gwendal se confie : « Cette ville est le carrefour d’un territoire gigantesque. Ce qui est vraiment impressionnant, c’est la diversité des produits. Produits de la mer — crabes, poissons d’eau douce, poissons de mer, caviar ; viandes et gibiers de qualité exceptionnelle. On dispose de tout ce que peut produire cette grande nation agricole qu’est la Russie, notamment des céréales, mais également des produits vraiment naturels, de cueillette : les baies sauvages sont d’une variété et d’une saveur extraordinaires. Les miels sont remarquables. Et les chefs savent capitaliser sur ces produits auxquels ils ont accès à des prix généralement abordables, et réalisent une cuisine très personnelle avec un excellent rapport qualité-prix. Ils puisent dans leur héritage culturel et l’expriment à leur façon. Ils savent aussi interpréter de façon originale les influences étrangères qu’ils ont reçues, et leur cuisine est conforme à leur héritage mais jouée sur une partition très moderne. Aussi, ils tiennent toujours à faire de leurs repas de vraies expériences. Au-delà du goût, ils doivent être de vrais moments de célébration. »
L’expérience fait ressortir la sincérité de ces propos : au mot près, ils pourraient résumer les quelques repas que nous avons faits dans des restaurants moscovites récompensés par le guide. En voici deux.
Twins Garden, la Russie en neuf plats
Est-il possible de sublimer l’oursin, cette denrée qui est déjà le comble de la délicatesse ? La réponse d’Ivan et Sergey Berezutskiy, chefs jumeaux de Twins Garden (deux étoiles Michelin), vient sous la forme d’un gâteau au miel aérien, le traditionnel medovik. Nappé d’une mousse de pêche, il repose dans une coquille d’oursin calfatée à la cire d’abeille. Cet écrin n’a rien d’incongru, car le miel est infusé au corail d’oursin de Mourmansk. Une petite cuillerée de ce même miel accompagnée d’une langue d’oursin est posée sur l’assiette, prête à être versée sur l’entremets. Le nectar floral se mêle à la note marine iodée, et la fusion entre mer et miel est réalisée par la douceur naturelle, presque sucrée, de l’oursin des mers arctiques. Ce dessert, qui repousse tant de limites à la fois qu’on renonce à les énumérer, a pour nom Mourmansk et clôt le menu dégustation « Redécouvrir la Russie ».
En neuf services, neuf destinations, l’immense territoire russe est poétisé par le goût : quatre caviars d’esturgeon différents (Astrakhan) ; écrevisse, fraises des bois et estragon (Rostov-sur-le-Don) ; cèpes et anguille fumée (Novgorod) ; calmar, oursin, impression 3D de calmar (Kouriles) ; caille, carottes et baies d’argousier (chaque ingrédient provient de la ferme des chefs, cent hectares entourés de forêt à Pereslavl-Zalesskiy, près de Yaroslavl) ; Moscou (foie gras végétal à base de maïs) ; Extrême-Orient (crabe du Kamtchatka, raviole de saint-jacques et raisin de mer) ; et, juste avant le dessert à l’oursin miellé, un extraordinaire chevreau rôti au four traditionnel (Kalmoukie). Le tout accompagné de vins russes, une surprise à chaque verre : blanc sec d’Ossétie du Nord, pinot gris de Crimée, rkatsiteli-chardonnay de la basse Volga, magnifique riesling vendanges tardives de Kuban, élégant rosé sec de la rive gauche du Don. Avec le chevreau, un rouge du domaine Vedernikov (rive droite du Don) tout en velours et en réglisse, tandis que le dessert miel-oursin se réserve le clou de la soirée : un pinot noir liquoreux de Sevastopol dont le botrytis, la profondeur et la gravité impressionnent la mémoire. Avec le filet de caille et les carottes de la ferme arrive un vin de morilles maison, car ces chefs vinifient tout : cèpes, truffes, girolles, bolets des bouleaux, tomates, carottes, persil, betteraves, algues, pissenlit, panais, sans oublier un pet’ nat’ de fenouil et un rosé pétillant à la rhubarbe. Au-delà de la curiosité, ces vins atypiques, que l’on peut acheter au restaurant, sont une brillante réponse à la question des accords vins-légumes et sont d’ailleurs servis avec le second menu dégustation, entièrement végétarien.
Cette cuisine hypersensible, précise, moderniste dans sa forme, romantique dans l’âme, procède d’une écoute quasi religieuse de la nature et d’un amour profond de la terre mère, confirmés par l’excellence des produits et les splendides arrangements floraux qui transforment les tables en jardins un peu fous. La ferme fournit la majeure partie des légumes, des baies et des champignons sauvages, ainsi que fromages, volailles et même viande de chevreau. À cette rusticité se noue une fibre scientifique : dans leur laboratoire in situ (que l’on peut visiter), les chefs font fermenter les végétaux, cultivent des pleurotes et impriment en 3D des calmars en purée de haricots blancs. Ce que toutes ces pratiques ont d’écolo-moléculaire façon New Nordic— en dehors de l’imprimante à calmar qui n’est guère plus qu’un trait d’humour — ne doit pas faire oublier que les Russes n’ont pas attendu la nouvelle vague pour pratiquer chasse, pêche, cueillette et fermentation. C’est leur régime depuis des millénaires. La gastronomie russe n’a pas eu à faire de gros efforts pour s’adapter à l’air du temps et aux figures de style du fine dining international : sur le fond, elle les a précédées de longue date, et sur la forme, il a suffi de quelques arrangements esthétiques. Et en fin de compte, elle pourrait bien les dépasser par sa sincérité et son naturel.
TWINS GARDEN
8A, boulevard Strasnoy – Moscou
Réservation et info : twinsgarden.ru et @twinsgardenmoscow
Ouvert tous les jours de midi à minuit
Menus dégustation « Redécouvrir la Russie » et « Légumes » : environ 5 000 roubles (60 euros)
Savva, traditionnel moderne
« C’est vrai, j’étais riche, mais j’ai tout donné parce que je crois que l’argent est pour le peuple et non l’inverse. Quand il n’y a pas de vie, qui a besoin d’argent ? » Ainsi parlait Savva Mamontov (1841-1918), philanthrope, grand mécène des arts et des lettres qui illumina la Russie de la Belle Époque et fit construire, à quelques pas du théâtre Bolshoï, l’hôtel Metropol, dont le restaurant porte aujourd’hui son nom. On se plaît à penser que son âme parcourt encore la splendide salle du rez-de-chaussée, soutenue par de hautes colonnes de marbre à chapiteaux dorés, pour s’élever, à travers l’atrium, vers la table du chef, aux allures de club privé, séparée d’une cuisine ouverte par un grand comptoir de marbre. Peut-être y découvre-t-il le chef Andrey Shmakov occupé à enfourner trois magnifiques kulebyaka (koulibiacs), et l’énergie du chef, son enthousiasme le rassurent : la maison est en de bonnes mains. Et s’il y a visiblement de l’argent, la vie est là aussi.
Andrey Shmakov a fait ses premières gammes de cuisinier dans une compagnie navale allemande avant de se perfectionner à Tallinn (Estonie), sa ville natale, puis chez Noma à Copenhague, à Saint-Pétersbourg, et enfin à Bakou (Azerbaïdjan). Chef exécutif de l’hôtel Metropol de Moscou depuis 2013, il conçoit deux ans plus tard le projet Savva avec le restaurateur Arkady Novikov. Ambitieux et modeste à la fois, le concept allie luxe, modernité et service impeccable à des plats traditionnels familiers, en lesquels chaque citoyen russe peut se retrouver. Pour parvenir à cet équilibre, il faut du talent, une grande intransigeance sur la qualité des produits et un vrai sens de la gourmandise. Andrey a tout cela et, par-dessus le marché, une pêche d’enfer.
Déjà plusieurs fois distingué (notamment par La Liste, Gault & Millau et GQ) avant d’être gratifié d’une étoile Michelin en octobre dernier, Savva est un lieu qui enchante et réconforte tout en exaltant l’image gastronomique de la Russie. Outre la carte, les caviars et les fruits de mer, des menus à thème en quatre services sont proposés, dont un menu de saison et un menu Russie.
Les grands produits russes sont évidemment à l’honneur, de l’esturgeon aux baies sauvages en passant par le renne de Sibérie et les champignons des bois. Le borsch de canard aux cerises est un des plats signatures du restaurant, ainsi que la salade de crabe du Kamtchatka, généreuse portion de ce crustacé mythique couronnée de caviar de saumon sur une fine sauce crémeuse. Celle qui accompagne le délicieux koulibiac aux trois poissons contient, conformément à la tradition, trois caviars différents. La saveur fine et fumée de la baie d’argousier, la sève de sapin, les chanterelles donnent aux desserts des accents de promenade en forêt. Même si l’on a affaire, ici, à un style moins expérimental que celui de Twins Garden, la cuisine d’Andrey Shmakov, chef solaire, brille de fraîcheur et de modernité dans son exercice de fidélité aux classiques et témoigne aux produits russes le même enthousiasme passionné.
SAVVA
2, passage Teatralny – Moscou 109012
Tél. : +7 499 270-10-62
Réservation et info : www.savvarest.ru
Ouvert tous les jours de midi à 23 h 45
Menus dégustation de quatre services : autour de 4 000 roubles (environ 50 euros)
À la carte : de 3 000 à 6 000 roubles (de 35 à 70 euros)
À noter : Un prochain article sera consacré aux produits du territoire russe afin de mieux comprendre la dévotion que leur témoignent les chefs moscovites. Nous découvrirons aussi le restaurant Zhirok, dont le nom signifie « gras ».
L’auteure désire remercier l’agence Prosto, RussPass, l’Office de tourisme de la ville de Moscou, Jörg Zipprick, Gennady Jozefavichus, Andrea Petrini et Joe Warwick.