Consultant dans l’industrie hôtelière durant 8 ans, Omar Shihab retourne alors sur les bancs de l’école le temps d’un MBA tout en conseillant une entreprise familiale désireuse de trouver un nouveau concept. Et là, c’est le déclic : offrir une expérience qui pourrait rivaliser avec n’importe quel restaurant en vogue mais local. Et surtout durable. L’aventure de Boca à Dubai pouvait commencer.
Sa famille est jordanienne mais il est né et a grandi dans les Émirats arabes unis. « C’est là qu’est ma maison. C’est ainsi que le concept est né, avec cette mentalité de » homegrown » » affirme Omar Shihab. Alors, imaginer un restaurant de Dubaï qui favorise les ingrédients locaux, quelle que soit la cuisine servie, était une évidence. Mais que cela signifie-t-il, dans un pays désertique qui importe près de 90 % de ses produits ? « J’ai regardé le littoral » répond sobrement le propriétaire de Boca. Le littoral émirati : 1 400 kilomètres ouvrant sur le Golfe arabique et l’océan Indien. Constatant que le hāmmūr – une espèce de la variété des mérous – était en surpêche car très populaire dans la péninsule, Omar a parié sur un approvisionnement en poissons éthique, dans le respect des saisons en s’appuyant sur le calendrier de la pêche du ministère du Changement Climatique et de l’Environnement. Il s’est ensuite tourné vers les huîtres d’élevage de Fujaïrah, un émirat de la côte Est, avant de pousser ses investigations du côté des fruits et légumes. « Il existe trois types de fermes à Dubaï : conventionnelles, biologiques et hydroponiques. Nous avons donc cherché à quoi ressemblait la saisonnalité des produits aux Émirats arabes unis. Mais avec moins de 1 % de terres arables, quelle quantité pouvions-nous vraiment utiliser pour un restaurant gastronomique ? ».
Les cinq piliers d’une cuisine durable
Un audit auprès d’un consultant en gestion du carbone plus tard, le constat est sans appel : tout en privilégiant l’approvisionnement local et bio, certains produits de qualité coûtent moins cher à l’importation qu’à produire. Autre constat, la moitié environ des émissions carbone provient de l’approvisionnement, l’autre de la consommation en gaz, eau et électricité. Des réductions drastiques ont donc été mises en place. Un poste de responsable a même été créé afin de trier les 6 types de déchets répertoriés. Le carton et le papier, l’aluminium et le métal, le plastique, le verre, les déchets organiques et l’huile usagée. Cinq ans de données ont ainsi permis de hiérarchiser les efforts, de discuter avec les équipes et les fournisseurs pour établir cinq piliers de durabilité : le sourcing, les économies d’eau, d’électricité et de gaz, la mesure des déchets et des émissions carbone et l’aspect social (bien-être du personnel, soutien à diverses causes…).
Et Omar de résumer : « Ce dont nous sommes très fiers ? L’huile usagée, récupérée par une entreprise qui la transforme en biodiesel pour les camions qui sillonnent les émirats. C’est un cercle vertueux. Les déchets organiques sont ramassés par une société qui les transforme en compost ; les coquilles d’huîtres servent le projet pilote d’une ferme ostréicole sur la côte est des Émirats pour construire un nouveau récif ; le plastique et le carton sont recyclés – il y en a peu car nous avons banni le plastique à usage unique en salle. Le déchet le plus massif est le verre : les bouteilles de vin, de bière ou d’eau sont ramassées par une entreprise qui essaie de les recycler, mais là, je ne suis pas sûr de leur efficacité ».
Et, bien sûr, il y a la cuisine elle-même, qui se doit d’être durable.
Omar s’appuie donc sur sa chef, Patricia Roig. « Patricia est avec nous depuis un peu plus d’un an. Elle est incroyable, écologiste par nature, donc elle a déjà en tête tous ces concepts liés au développement durable. Elle cherche constamment l’équilibre entre l’expérience gastronomique de haut vol et la gestion d’une production responsable, vise à utiliser les ingrédients en entier. De fait, elle est très créative ».
Patricia Roig : Espagnole et écolo
Originaire de Séville, en Andalousie, où elle a fait ses études et a commencé à travailler, Patricia Roig a transité par Londres, Ibiza… avant d’atterrir à Dubaï. En passant par des tables étoilées. Et pas question de renoncer à ses origines et ses valeurs.« Ici, j’ai adapté un peu ma cuisine en gardant toujours une essence méditerranéenne, européenne » explique-t-elle. « J’avais déjà travaillé à Londres avec une dimension durable. Il est vrai que l’Europe est en avance du point de ce point de vue, du recyclage aussi ».
Il y a une fluidité entre Omar et Patricia : le premier s’attèle à trouver les bons produits, les suggère à la seconde qui fait des essais, trouve non pas un plat-signature mais des plats à la signature durable, avec du quinoa, de l’amarante et une carte qui évolue au gré des saisons. « J’ai découvert ici des plantes qui poussent dans le désert et que je travaille avec un réel plaisir » s’enthousiasme la chef. Le résultat ? Des tapas – forcément – et des plats qui ne mettent pas ostensiblement en avant les produits de grand luxe :
Nous évitons de cuisiner le caviar ou la truffe, des produits incroyables, que nous aimons, mais pas en accord avec notre éthique.
L’entrepreneur renchérit : « J’ai appris beaucoup de la COP 28 à laquelle je participais. Certes, beaucoup de conversations tournaient autour des déchets, des solutions basées sur la nature pour nous aider à atténuer les effets du changement climatique, des actions qui pourraient permettre aux restaurants d’évoluer vers un fonctionnement beaucoup plus durable, mais nous en sommes encore très loin. Car l’industrie de l’alimentation et des boissons reste très éloignée de ces conversations. Je passe beaucoup de temps à défendre ces concepts notamment sur mon profil LinkedIn, à travers des conférences, en contactant d’autres chefs pour leur montrer nos méthodes et les actions vers lesquelles nous tendons ». Pour l’heure Dubaï, ne compte que deux autres restaurants arborant l’étoile verte, Lowe, qui se concentre sur la gestion des déchets et Teible qui prône l’approvisionnement local. « A Boca, nous nous efforçons d’avoir une approche très holistique qui porte sur l’ensemble des principes » insiste Omar Shihab.
Son prochain défi ? Comprendre encore mieux et aider les autres à comprendre à quoi ressemble la saisonnalité dans les Émirats arabes unis, sachant qu’elle ne peut être abordée de la même manière que dans l’hémisphère Nord. Et aller toujours plus vers une production locale. Un exemple ? « La viande et le lait de chameau. Nous essayons de trouver un fermier qui élève des chameaux en les nourrissant mieux. Peut-être produiront-ils une meilleure viande ou un lait exceptionnel ? De même une variété de dattes provenant d’un seul domaine à une certaine altitude sont d’une qualité hors pair. J’ai entendu cette belle citation de l’un des principaux agriculteurs des Émirats arabes unis : » Nous ne mangeons pas ce que les agriculteurs cultivent, l’agriculteur cultive ce que nous mangeons ». Si nous leur donnons la liberté de nous dire ce que nous devrions manger, de nous dire ce qui pousse le mieux dans ce sol, et d’adapter nos menus en conséquence… A Boca, nous avons appris et nous nous sommes adaptés. Alors imaginez si nous prenons toutes ces idées et concepts et les appliquons en grand ! »
Et le macaron rouge Michelin, en sus de l’étoile verte ? « Mon ambition est avant tout que le client soit satisfait, que notre cuisine la meilleure possible et durable » martèle Patricia. Omar va plus loin : « C’est toujours une aspiration. nous sommes un restaurant et nous voulons montrer au monde que nous pouvons servir une cuisine de haute qualité tout en étant responsables. Si nous y parvenons, ce sera une énorme victoire pour la durabilité ».
Texte de Pascale Missoud
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DUBAI, UNITED ARAB EMIRATES