Le crabe des neiges est la spécialité de Sakaiminato, petite ville mais grand port de pêche de la préfecture de Tottori au Japon. Toshiyuki Kawaguchi, expert en la matière, nous guide des enchères jusqu’à la dégustation.
Toshiyuki Kawaguchi est acheteur de crabes depuis 35 ans. Avant lui, son père faisait la même chose. L’activité familiale a été conditionnée par la ville où les Kawaguchi habitent : Sakaiminato, dans la préfecture de Tottori, LE port de pêche au crabe du Japon. Là-bas, des milliers de ces crustacés sont vendus aux enchères tous les matins ou presque entre le mois de novembre et le 31 mars.
Un vrai crabe, pas un sale bernard l’hermite
Ces crustacés, parlons-en : ce sont des crabes des neiges, une espèce inconnue en France, mais très populaire en Extrême-Orient et au Canada. Contrairement au crabe royal que l’on pêche à Hokkaidō, ce sont des crabes véritables – Monsieur Kawaguchi parle de ces “faux crabes” du nord avec un léger dédain très amusant, les considérant comme de vulgaires bernard l’hermite. Et, après vérification, il a raison.
Le crabe des neiges, appelé matsubagani au Japon, mais aussi zuwaigani, et dans certains coins, Echizen-gani, histoire de bien semer le trouble dans les esprits, est un mets recherché : il est doux, sa chair est tendre et délicate, filandreuse comme il faut, iodée mais pas trop. Il rappellerait en fait une excellente araignée de mer, bien que le crabe des neiges n’en soit pas une stricto sensu. En plus d’être bon, il est assez rare au Japon, car il y a peu de pêcheurs spécialisés. Les prix sont donc élevés.
Jusqu’à 150 euros le crabe
À Sakaiminato, qui est l’endroit du Japon où l’on en pêche le plus, il n’y a que 11 bateaux, contre une quarantaine du temps du père Kawaguchi. À cette époque, il y avait “des montagnes de crabes”, raconte Toshiyuki. Aujourd’hui, pas de montagnes, mais le spectacle des enchères reste très impressionnant.
D’ailleurs, notre acheteur est content. Très content même. C’est un bon jour, avec environ 6 000 crabes mis aux enchères de Sakaiminato. Deux espèces différentes sont en vente : le « vrai » crabe des neiges, et le crabe des neiges rouge, ou beni-zuwaigani, moins cher et plus abondant. Certains mastubagani partent à des prix affolants, de l’ordre de 18 000 yen pièce – ça fait plus de 150 euros. Pour un crabe d’1,5 kilo environ, voire un peu moins, c’est du délire. Mais bon, c’est le Japon.
« Il faut qu’il ait de bonnes dents »
Il y a des crabes vivants gardés dans des bassins oxygénés, d’autres, vivants aussi, qui se débattent comme ils peuvent mais qui sont posés sur le dos, sur des bâches, en jolis rangs, et puis des crabes morts, qui n’intéressent pas Toshiyuki. Il ne fait que dans l’extra-frais. À quoi reconnaît-on un bon matsubagani ? “À ses dents”, répond-il. “Il faut qu’il ait de bonnes dents.” Et s’il a des oeufs de parasites sur sa carapace, c’est bien aussi, ça veut dire que celle-ci s’est formée il y a un moment et qu’elle est donc bien dure. Le crabe en mue a moins de valeur. Bien évidemment, le nombre de pattes – et leur état –, le poids et la couleur jouent aussi sur les prix.
Les enchères vont très vite, mais comme il y a beaucoup de crabes, ça dure longtemps. Les acheteurs indiquent leur prix grâce à un code savant, une sorte de langage des signes tout en chiffres et tout en doigts. Ou alors ils mettent leur offre sur papier et attendent de voir s’ils ont décroché le gros lot.
Des maquereaux pour appâts – ce crabe a des goûts de luxe
Toshiyuki Kawaguchi est bon, ça se voit. Et il obtient ce qu’il veut. Au total, il rafle 600 à 700 crabes ce matin-là. Alors qu’il les met en caisse, les pêcheurs se préparent à repartir en mer aussi sec. Ils chargent d’immenses blocs de maquereaux congelés qui serviront d’appâts pour attraper les crabes dans des nacelles. Le crabe des neiges est cher, on ne va pas l’attirer avec un poisson minable. Du maquereau, c’est la moindre des choses.
Quand Monsieur Kawaguchi a réuni tous les crabes qu’il a achetés, il ne lui reste plus qu’à les vendre à son tour, à des particuliers via internet (ils sont envoyés dans tout le Japon, réfrigérés, en moins de 48 heures) ou à des professionnels et restaurateurs.
Dîner de crabes chez Misa
L’un des restaurants qu’il fournit – et que son père fournissait avant lui -, c’est Misa, dans le centre de Sakaiminato. L’établissement propose des menus sur le thème du crabe. On s’y régale, mais même en venant l’estomac vide, on arrive vite à satiété. Il y a du crabe cuit à la vapeur, grillé, en sashimi, puis il y a ses viscères, et du chawanmushi (un flan salé) servi dans sa carapace, entre autres petites choses ravissantes et délicieuses.
Enfin, il y a le nabe, la fondue japonaise, à partager et à cuire tout au long du repas. Dans un bouillon rempli de légumes, de tofu et de nouilles, on plonge les morceaux de crabe déjà presque entièrement décortiqués. On les retire, on les déguste, et on recommence. Quand on arrive à la fin du crabe, on n’a pas fini pour autant. « Maintenant, il faut un deuxième estomac », raconte Monsieur Kawaguchi.
Une jeune fille arrive, décortique les derniers morceaux de crustacé pour n’en grader que la chair, ajoute du riz et de l’œuf dans le nabe. Cette espèce de soupe de riz est appelée zosui. C’est fabuleusement bon, mais Monsieur Kawaguchi ne s’en servira qu’une seule fois. Le crabe, il en a assez mangé pour toute une vie.