Entre deux collines embaumées de thym dans le pays de Mistral et de Giono, aussi tourmenté que l’olivier et le vénérable figuier, mais aussi jovial qu’un Marseillais arpenteur de Vieux Port, l’homme est ici dans son élément. Un instant, il a le regard affûté de l’aigle de Bonelli scrutant l’horizon sur son rocher de la Sainte-Victoire. Un autre, il risque d’interpeler son copain d’un tonitruant : « Oh, Pierrot, t’arrêtes de sentir mon vin ? Bois-le ! » Accent provençal garanti… Voyage dans le petit royaume iconoclaste de Revelette, en « Provence continentale ».
Silencieux, la chevelure toute ébouriffée par le vent d’hiver, Peter Fischer fixe sa terre rouge parsemée de petits éclats de calcaire blanc tout juste recouverts d’un léger duvet d’herbe tendre qui ferait le bonheur des agneaux de Sisteron. Par moments, les yeux du vigneron observent une petite troupe d’hommes recroquevillés sur des ceps rabougris par l’âge. Ils se déplacent à la vitesse d’une échappée de petits-gris champions de cross-country dans la rangée que lui-même vient de quitter et dans laquelle il a passé un bon moment pour vérifier que la taille du grenache noir se faisait dans les règles de l’art, ses règles à lui, celles d’un vigneron rusé mais exigeant, un gars à qui on ne la fait pas, un type qui tient à sa future récolte comme à la prunelle de ses yeux, mais qui sait aussi imprimer à son vignoble le sens de la mesure. La terre s’amourache à chacun de ses pas tandis que Sisi, la cairn terrier aux poils grisonnants, inspecte le moindre bosquet de chênes verts un peu comme si elle voulait au passage déterrer quelques truffes pour en faire cadeau à son maître. D’autres arbres impriment leurs taches de rousseurs dans un ciel sombre et nuageux qui voile la vue sur la face nord de la Sainte-Victoire que Cézanne ne peint plus depuis belle lurette mais qui réserve son versant ensoleillé aux touristes du monde entier, à quelques enjambées d’Aix, la capitale, et de son Cours Mirabeau.
« Nous sommes ici en Provence continentale », prévient le vigneron comme pour balayer les clichés habituels d’un pays plus photogénique que jamais. Plus tard, le même personnage posera devant ses fûts en tenue de combat : baskets aux pieds, coupe-vent largement ouvert sur un pull recouvrant une impeccable chemise bleu ciel. Bien que mal rasé et décoiffé, les mains enfouies dans les poches de son jean, on le prend bien volontiers pour un gentleman-farmer qui, s’il revêtait le costume cravate, ne déparerait pas avec l’allure de l’aristocrate toscan à la tête d’une historique propriété viticole entre Sienne et Florence. Insaisissable et indéfinissable, chaleureux et pourtant réservé, Peter – prononcez-le à l’anglaise –, l’énigmatique vigneron ne peut se résumer en quelques touches tant il se confond dans la vie de son pays d’Aix. Tel un animal dont le gîte serait cette demeure cossue nommée Revelette, encadrée de platanes, de pins et d’un parc où les paons règnent en maîtres depuis des lustres. À deux pas des vignes, bien sûr.
La vie de Peter Fischer prend parfois des tournures de roman. Il y a la famille, de riches industriels du Bade-Würtemberg (son grand-père, August Fischer, a inventé la colle UHU), non loin de la Forêt-Noire et du Rhin. L’affaire est revendue en 1971 et les Fischer s’installent à Cannes tandis que leur fils, Peter, est envoyé au collège en Suisse. Une fois son bac obtenu, c’est la terre qui l’intéresse. Mais Peter ne rêve que des États-Unis où son père finit par accepter de l’envoyer en 1979. Après plusieurs petits boulots dans diverses exploitations, il est accepté à l’université agricole de Davis en Californie. Là, il se rend compte que ses nouveaux amis ne parlent que de vin. Et se souvient qu’il a été élevé au milieu des vignes de son oncle, négociant, tandis que son père collectionnait les vins d’Alsace faisant du riesling de la maison Trimbach un vin de table quasi quotidien. C’est ainsi qu’en 1983 Peter obtient son « Bachelor of Science » en viticulture et œnologie qui lui ouvre les portes de nombreux stages dans le vignoble californien. Il aurait pu continuer à travailler là-bas, mais il se sentait plus proche de la mentalité européenne avec cette peur somme toute banale de ne pouvoir exprimer ses idées.
« J’étais dans une période un peu intello », avoue-t-il aujourd’hui en partageant, au coin du feu, un verre d’une de ses dernières créations, le blanc « Pur », un vin non filtré à base d’ugni blanc, un cépage assez répandu ici mais pas vraiment bien aimé. « Tout en travaillant, je me posais des questions et je m’en pose toujours d’ailleurs. Un jour, j’ai noté sur un carnet tout ce que j’aimais dans la vie et tout ce que je ne supportais pas en espérant qu’un projet allait naître. Je voulais être « inside out » et « outside in », rêvant d’être à l’extérieur de la société mais en produisant quelque chose pour elle. C’est finalement ce que je fais depuis peu, depuis que je me suis installé un portail que je suis le seul à pouvoir ouvrir ou fermer ». Peter a cherché du travail en Bourgogne – « Je voulais avoir un maître, devenir son bras gauche » – et il s’est lié d’amitié avec Emmanuel Gaujal et Elphège Bailly tous deux à la tête d’un grand laboratoire d’œnologie à Brignoles, dans le Var. « Ils m’ont embauché dans une société de prestations de services à la cave et dans les vignes, mettant à ma disposition une voiture et un logement ce qui m’a permis, pendant un an et demi, de sillonner toute la Provence de Marseille à Nice en me familiarisant avec la diversité du matériel œnologique et viticole. Comme en plus ils avaient une agence spécialisée dans la vente de propriétés viticoles, j’étais aux premières loges ! »
Et voilà comment le jeune Allemand qui commençait déjà à se faire à l’accent du Midi a atterri à Revelette par un temps pourri dans un des coins les plus reculés de la Provence, après avoir visité 35 propriétés toutes bien plus belles, bien plus spectaculaires et bien plus proches des grands axes touristiques. C’était en 1985 et il a tout de suite ressenti l’appel du lieu. « Je me suis dit qu’à une demi-heure d’Aix-en-Provence, avec un bon terroir et des voisins à fortes personnalités aimant comme moi bien manger et bien boire, j’avais de quoi remplir ma vie entière. » Avec un copain américain, Brad Bihl qui l’a aidé au début pendant un an à replanter et à palisser 12 ha, et grâce à son père qui lui a donné les moyens de se lancer, les débuts furent difficiles mais enrichissants. « On bossait comme des dingues, mais on avait aussi le sens de la fête ! » Dorénavant persuadé que c’est en famille qu’il faut exercer ce métier – « C’est un tout, car on n’a qu’une vie et la vie du vigneron, c’est une vie qui va du lundi au dimanche… » –, il est marié à Sandra, une fille du pays avec qui il a deux enfants magnifiques, Clara et Hugo. Coïncidence, Sandra, qui a fait ses études d’hôtellerie en Suisse, a vécu à Revelette jusqu’à l’âge de 14 ans lorsque son père, Michel, a vendu la propriété au père de Peter avant de s’installer dans une maison voisine où il vit toujours. Peter, qui a beaucoup de complicité avec son beau-père, est convaincu d’être dans le meilleur coin du Sud-Est. Après une attaque de mildiou en 1997, il assure lui-même tous les traitements de son domaine classé bio en 1990 et il s’est depuis peu installé à fond dans la biodynamie. La taille est assurée par une bonne équipe originaire du Portugal, tandis que Sandra, « la consolidatrice de ma vie », comme il dit, assure la comptabilité du domaine.
Par pudeur, la cinquantaine passée, notre vigneron n’aime pas trop que l’on s’intéresse à lui. Il préfère parler de ses voisins avec lesquels il est comme larron en foire et il est nettement plus à l’aise quand il reçoit ses amis au sein de sa famille ou quand il débarque, débonnaire, chez Renée et Raoul pour prendre son rituel café du matin à La Chaumière, dans ce beau village de Jouques où on a l’impression qu’il fait partie du décor. Plus que tout, il adule la Provence et mieux que quiconque il la ressent. Parlez-lui de Marseille et de L’Escale Marine, son port d’attache sur le Vieux Port et ses yeux brilleront de mille feux en souvenir de la dernière escapade où le loup frais préparé sur le pouce par « Môssieur » Claude Bataille, le patron, venait après un verre de Cagole, la bière locale, bue sur la terrasse. Et c’est sans hésiter qu’il poursuit sa tournée gastronomique « au pays » par un fricandeau de veau au thym frais dans l’historique brasserie aixoise qu’est le Grillon. Peter est casanier, mais il aime aussi bouger. Quand il le peut, sur un coup de tête, il prend l’autoroute jusqu’à Tarragone s’arrêtant au passage chez ses amis vignerons du Roussillon.
Tel serait Peter Fischer : tantôt Jeronimo, tantôt provençal, philosophe et poète. Un instant personnage paysan sur son tracteur sorti tout droit d’un roman de Giono, on peut le retrouver le soir même avec ses amis arpentant le Vieux Port à la recherche d’une bonne adresse. Un jour routier cigarette au bec filant au volant de sa grosse bagnole tout terrain vers la Catalogne pour retrouver les vignes de son Trio Infernal qu’il partage dans le Priorat avec deux de ses potes de Rhône Vignobles, une association de vignerons avec laquelle il bourlingue dans le monde entier pour prêcher la bonne parole des vins, il est aussi capable de faire un brin de causette sur la qualité des rabasses (truffes) avec les chasseurs du pays. À quelques virages de Jouques, son cher village, Peter a certes conservé la langue de son Allemagne natale qu’il enseigne à ses enfants, mais il est aussi capable d’abandonner illico presto son fauteuil au coin de la cheminée où il aime lire la Frankfurter Allgemeine Zeitung pour aller se plonger dans une interminable partie de pétanque. C’est un fait, Peter Fischer n’a jamais cessé d’être allemand. Mais son pays est la Provence et l’accent du Sud ne lui est en rien étranger. Peuchère, la langue de Goethe teintée de l’esprit des Félibres, ma foi cela donne d’excellents vins !
Peter et Sandra Fischer – Château Revelette
Route de Rians – 13490 Jouques
Tél : 04 42 63 75 43