Du Bateleur, à Vaison-la-Romaine, au Palm Beach d’Ajaccio en passant par La Mirande, à Avignon, jamais le chef Julien Allano ne s’est véritablement posé la question de savoir si sa cuisine était écologiquement responsable. Avec un peu plus de maturité et une prise de conscience que tout ne tournait pas très rond sur cette terre, il a sauté le pas et imposé dans son restaurant, Le Clair de la Plume, sa vision d’une cuisine locavore à une clientèle définitivement conquise.
C’est la dernière page, après les menus, mais elle a son importance : Julien Allano a listé l’ensemble des producteurs avec qui il travaille. Rien de bien innovant, nombre de chefs le font. À la différence près que Julien a calculé le nombre de kilomètres qui sépare son restaurant Le clair de la Plume, installé à Grignan, de son volailler, de son huilier, de son primeur, de son trufficulteur…
À vol d’oiseau, l’huile d’amande d’ Hervé Lauzier à Châteauneuf-sur-Rhône parcourt 17 kilomètres pour rejoindre les cuisines du Clair de la Plume, les poireaux et les courges butternut de Michel Baternel à Montmeyran en font 47, les lapins de M. Ribot, 22, et les fromages de chèvre de Marie-Jo Verjat, 2 petits…
Seul le foie gras du Gers explose le compteur, mais Julien Allano ne désespère pas d’en trouver un de qualité égale dans les prochains mois autour de Grignan. Lorsque nous avons rencontré ce chef une première fois en 2017, une étoile Michelin scintillait au-dessus de sa table. Elle brille toujours et ce depuis 2015, soit deux ans seulement après son arrivée. Julien était déjà proche de son terroir d’adoption, s’intéressait aux productions locales qu’il connaissait un peu puisqu’il avait par le passé travaillé non loin de là, à Vaison-la-Romaine puis à Avignon à l’hôtel La Mirande. Cependant, il s’autorisait quelques écarts kilométriques parce que, de son propre aveu, la prise de conscience environnementale n’était pas encore enclenchée. À l’époque, il ne voyait pas le problème d’inscrire sur ses menus un plat à base de boeuf angus, simmental ou limousin. Sa carte était consensuelle, celle d’un restaurant d’hôtel. Et puis, un jour, il y eut un double déclic, personnel et professionnel.
Perte de poids et prise de conscience
Le lien entre prise de conscience environnementale et perte de poids peut paraître ubuesque ou ténu, mais, pourtant, tout est lié. En juillet 2017, Julien affichait 112 kilos, une « légère surcharge pondérale » comme on dit dans les milieux autorisés. En novembre, il était tombé à 85 kilos. Un autre homme, plus à l’aise dans son corps, moins timide, plus détendu, plus sûr de lui, moins soupe au lait, moins enfermé dans sa cuisine d’où il ne voulait guère sortir pour aller à la rencontre de ses clients. Ce rééquilibrage alimentaire l’a amené à se poser des questions sur sa façon de cuisiner. Le second déclic est professionnel : une journée passée dans un Salon de la restauration et de l’hôtellerie. Julien Allano en est sorti groggy, écoeuré par l’étalage obscène de produits industriels destinés à la restauration, d’innovations de produits et d’équipements… Le tout promu par des chefs de cuisine étoilés qui cachetonnent, même si le produit est à l’opposé de leurs convictions. Sur le chemin du retour, on imagine aisément le cerveau du chef en ébullition. Il se pose alors mille et une questions.
Comment en est-on arrivé là ? Ces innovations vont-elles vraiment dans le bon sens ? Ne doit-on pas reprendre notre destin en main et décider par nous-mêmes de ce que nous voulons pour nos clients ?
Arrivé à Grignan, Julien ne va pas tergiverser longtemps. Son souhait : que son restaurant d’hôtel devienne une table de chef hébergée dans un hôtel. Il réduit la voilure à 12 tables, toutes situées dans la verrière avec vue sur le jardin paysager, stoppe la carte pour ne se concentrer que sur 4 menus : « Éphémère », au déjeuner, et « Confiance » en 3, 4 ou 5 services, sous-titré « Des hommes, des produits, une histoire ». Des menus orchestrés autour des produits régionaux, réalisés en fonction de ce que chaque producteur a à proposer au chef. Julien ne veut plus imposer aux fournisseurs ses besoins. Auparavant, il pouvait rappeler à Quentin Edmont, des Plumes portoises à Portes-en-Valdaine, qu’il voulait 20 pintades pour la semaine. Aujourd’hui, si Quentin n’en a que 12, Julien s’en contentera et construira son menu en fonction.
Ce nouveau positionnement plaît à Cédric Perret, son chef pâtissier, qui avait déjà recentré ses créations avec des produits locaux comme les fruits de la Drôme, abricots et pêches en tête, la lavande, les olives, le beurre Areilladou – du nom d’une montagne ardéchoise – de la laiterie Carrier, à Vals‑les‑Bains et bientôt la farine avec un meunier installé à Chantemerle-lès-Grignan.
Une autre approche en salle
Se recentrer sur ses producteurs régionaux en réduisant son empreinte carbone, c’est bien. L’expliquer, c’est mieux. Julien Allano, le chef du restaurant Le Clair de la Plume s’est engagé dans une démarche de gastronomie durable qui ne s’arrête pas aux portes de sa cuisine. En salle aussi le chef promeut auprès de ses clients sa philosophie, présente ses assiettes, explique ses choix, raconte l’histoire des produits et celle des hommes et femmes qui les font vivre…
Aux clients qui s’étonneraient que chez un étoilé Michelin il n’y ait pas de langoustines mais des écrevisses de Camargue, pas de turbot ou de saint-pierre mais du merval (de la famille des silures), pas de veau élevé sous la mère mais des cailles de Montoison, pas de carte mais des menus sans détails, Julien répond par la pédagogie. Plusieurs fois pendant le service, il sort de sa cuisine pour accueillir chaque nouvel arrivant et lui expliquer comment il a conçu son menu du moment. Il parle des producteurs locaux, donne leurs noms, les situe géographiquement, rappelle le principe élémentaire des saisons, des approvisionnements qui peuvent parfois dépendre de la météo… En quelques secondes, les tables sont conquises. Elles le sont encore plus quand il revient servir lui-même ses assiettes et détailler le contenu de chacune d’entre elles.
Ainsi, il pourrait se contenter d’expliquer que les pigeons de Stéphane Durand, il les prépare en deux façons et les escorte de menthe et de coriandre. Sauf qu’il va plus loin que cela, rappelant que Stéphane Durand n’est pas qu’un simple éleveur, qu’il est avant tout naisseur et nourrit ses volailles avec les céréales de sa ferme.
Pendant que Julien explique, le temps semble suspendu au-dessus des convives. Ils écoutent religieusement et finissent par sourire quand le chef utilise le verbe « rouziguer », qui signifie ronger l’os : « Prenez-les avec les doigts, personne ne vous regarde et, de toute façon, tout le monde va lefaire, soyez à l’aise. » Il s’éclipse et, quelques minutes plus tard, tout le monde «rouzigue » comme à la maison.
Se recentrer sur le local, ne plus céder aux sirènes commerciales, être en accord avec ses convictions, battre la campagne pour dénicher les meilleurs produits, quitte à multiplier le nombre de fournisseurs et à rendre fou le service comptable… Tout cela ne serait pas complet sans la chasse au gaspi et la volonté de tendre vers le zéro déchet. « Prenez les asperges. Il y a encore quelques mois, j’aurais demandé à mon fournisseur de me les livrer calibrées pour qu’elles répondent parfaitement à ma fiche technique. Aujourd’hui, c’est terminé. Ce n’est pas à MM. Rozel ou Guillermond de faire ce travail. C’est à moi de m’adapter à ce qui sort de la terre. »
Pour ses asperges crues et justes étuvées, jaune d’oeuf et ponzu, Julien trie. Les plus belles dans l’assiette, les disgracieuses dans une mousse dressée au siphon et toutes les parures dans un bouillon. Même chose pour le sandre ou le merval. Julien reçoit désormais les poissons entiers, alors qu’avant il commandait les pièces débitées en fonction de la recette qu’il avait imaginée.
Aujourd’hui, c’est en cuisine que ça découpe et le personnel se régale des morceaux non souhaités, comme les joues du sandre transformées en brandade. Et les parures ? « Dans une sauce avec un peu de vin blanc pour l’acidité, de la crème pour la rondeur et un mélange betteraves et carottes pour la couleur » précise Julien Allano, que l’on sent aujourd’hui mieux dans sa tête, mieux dans son corps et en communion avec son terroir et la cuisine qui en découle.
© 180°C – Texte Philippe Toinard / Photographies Éric Fénot
LE CLAIR DE LA PLUME
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GPS 44.4194; 4.90717