Les mouvants tentacules

En Corée, on aime sentir la vie dans son assiette. Ceux qui ont vu le film Old Boy en gardent un certain choc culturel, mais ce n’était pas que du cinéma. Il existe bien un plat coréen apprécié pour sa mobilité : le tartare de bœuf et de poulpe ou yukhoe tang-tang-i. Dégustation en direct de Séoul.

Les mouvants tentacules

 

Manger de la chair crue est commun dans de nombreux pays. On se régale de sashimi de viande, poisson ou fruits de mer au Japon, de tartare de bœuf ou de cheval en France ; on adore le carpaccio de veau en Italie, on fait du kinilaw avec à peu près n’importe quel animal aux Philippines… En revanche, tout le monde n’apprécie pas d’avoir dans son assiette quelque chose qui bouge. Là-dessus, les Japonais et les Coréens ont quelque chose d’un peu spécial : un goût prononcé pour la mort fraîche. Des cadavres de poulpe exquis et mouvants qui semblent prêts à s’échapper pendant qu’on les déguste.

Certes, nous mangeons des huîtres encore vivantes, mais nous ne cherchons généralement pas à les sentir s’agiter. Toutefois, il y a dans leur chair ferme une résistance, une vitalité particulière. Si nous ne prêtons pas forcément attention à cet aspect, c’est ce qui intéresse les Coréens dans un plat étonnant : le tartare de bœuf et de poulpe. À Séoul, on peut le déguster dans une rue étroite de Gwangjang sijang, l’un des marchés les plus anciens de la ville. Plusieurs petits restaurants populaires en font leur spécialité ; ils sont faciles à repérer aux gros aquariums éclairés au néon bleu qui s’affichent en devanture.
Les créatures captives qu’on peut y observer – elles sont énergiques et s’agitent sans arrêt, cela n’a rien d’ennuyeux – sont des pieuvres coréennes ou Octopus minor. En coréen, on les appelle nakji. Comme leur nom latin le suggère, elles sont très petites : leur manteau mesure en moyenne 8 cm de longueur à maturité. En revanche, leurs tentacules sont assez longs ; ils peuvent atteindre 50 cm de longueur et ils sont très fins. Plus grêles que nos grosses pieuvres communes, ces jolis petits poulpes sont aussi bien plus tendres.

Schlack-schlack !
Le plat qu’on en fait a un nom amusant : yukhoe tang-tang-i. On peut simplement le traduire par « tartare de bœuf et de poulpe », mais il manque alors une sonorité importante : le tang-tang est une onomatopée utilisée pour évoquer le bruit de la découpe de l’animal. C’est un peu comme si on disait « tartare schlack-schlack ». La pieuvre est vivante, glisse et ondule tous azimuths, et il faut donc, d’un geste sûr et sans pitié, frappant et tranchant, la réduire en petits morceaux avant qu’elle n’ait eu le temps de se carapater. Avec huit membres, la bête a de quoi s’enfuir, mais aussi de quoi nous offrir à manger.
Elle a également une particularité perturbante, comme d’autres bêtes à tentacules : elle continue à bouger longtemps après avoir été tuée. Quand je dis longtemps, je ne parle pas d’une à deux minutes. Cela peut durer plus d’un quart d’heure sans problème, et ce sont des mouvements constants, étonnamment vifs et énergiques. Nous sursautons en entendant le bruit de la lame quand nous nous attablons dans l’un des petits restaurants du marché de Gwangjang avec ma partenaire de tartare, l’excellente auteur culinaire coréenne Luna Kyung, créatrice du fascinant blog La table de Diogène est ronde. Elle choisit la version schlack-schlack tandis que j’opte lâchement pour de la viande de bœuf crue inerte.
Comme moi, elle a une bonne quantité de bœuf dans son assiette, légèrement sucré et relevé au piment avec un délicieux parfum d’huile de sésame, de la poire coréenne et de l’œuf cru, mais elle a aussi huit bras en morceaux qui grouillent sans arrêt. « Tu veux goûter ? », demande-t-elle avec un grand sourire. « Euh… Je vais attendre qu’il bouge un peu moins. » Elle attaque son tartare tant qu’il est pleinement agité et me livre un récit tellement épique qu’il se passe de commentaires. Je lui laisse donc la parole.

Épique dégustation
« La main armée de baguettes, j’hésite entre les morceaux qui bougent franchement et ceux qui sont moins mobiles. Je préfère commencer par la facilité, je prends un morceau qui semble totalement inerte, je le porte délicatement à ma bouche, comme pour éviter de réveiller la bestiole. Attention, il arrive fréquemment qu’il se réanime au toucher, ses ventouses sont toujours opérationnelles. Dans la bouche, sa tendresse de mollusque me rassure, mais soudainement, le muscle se raidit. Là, je réagis instinctivement : vite, y enfoncer mes dents et le faire passer dans la gorge. J’ai gagné !

L’étape suivante, c’est de viser un morceau parmi ceux qui languissent, oscillent, tâtonnent ou remuent plus franchement. Toujours vivace, il gesticule sur ma baguette et continue sa danse dans ma bouche, mais le prédateur en moi agit spontanément, je le neutralise plutôt sans difficulté. L’aventure continue. Cette fois, je mélange les différentes espèces composant ce plat. Il y a tout un monde ; terre-boeuf, mer-poulpe et air-œuf de poule, j’en prends une franche bouchée. Au début, tous mes nerfs s’étaient mobilisés pour traiter la texture des chairs, maintenant je suis assez à l’aise pour examiner leur goût. On dirait que la différence fondamentale vient du sang. L’hémoglobine du sang rouge cru offre une saveur fruitée, tandis que l’hémocyanine du sang bleu du poulpe a un côté noiseté, soulignant la rondeur de l’huile de sésame. Il y a une sorte de relief équilibré autant gustativement que visuellement, comparable à l’esthétique rouge et blanche d’une tomate-mozza.
Mais mon aisance est subitement calmée par la sensation d’une piqûre dans la bouche. Ma langue tâtonne et identifie un bout de patte ventousée à ma paroi buccale. Ouf, je croyais avoir été mordue par le poulpe ! Comme l’animal n’a plus de cerveau, il ne comprend pas qu’il est mort. Il a sans doute essayé de m’attraper pour me manger ou se défendre. Je l’arrache et le broie entre mes molaires, après tout, c’est moi le prédateur dans cette histoire.

J’ai fini l’assiette, un moment de répit s’impose pour rependre mes esprits afin de vérifier si je suis toujours un être « civilisé »…

Les mouvants tentacules

Marché de Gwangjang – Gwangjang sijang
88 Changgyeonggung-ro
Jongno 4(sa)-ga
Jongno-gu
Séoul

Merci à l’Office de tourisme de Corée et à l’agence de voyage Awateha sans qui notre séjour en Corée n’aurait pas été possible.

Pour plus d’informations : https://french.visitkorea.or.kr et https://www.awateha.com

 

 

 

 

 

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