Dans son dernier roman, le journaliste Jacky Durand explore avec justesse l’intériorité du métier de cuisinier que la télé-réalité s’est efforcée de noyer dans l’élitisme et la compétition.
Le cahier de recettes est tout à la fois un roman d’amour pour le métier de cuisinier, un livre sur l’enfance et l’absence de la mère, une méditation sur la transmission et le partage. Mais c’est aussi un hommage rare à l’intelligence du geste en cuisine. Monsieur Henri tient un restaurant dans un village de l’Est de la France où il a atterri au sortir de la guerre d’Algérie. Elle est professeur de Lettres au lycée ; lui, est un cuisinier de son temps. Collé au feu ronflant de sa cuisinière à charbon, il régale son monde de vol-au-vent, de bavettes à l’échalote et de cuisses de grenouilles. Il n’a qu’une obsession : empêcher Julien, son fils élevé dans l’entre-soi d’un restaurant de province, de devenir cuisinier. Henri ne veut pas de cette vie de chien pour son gosse, une vie qui ne laisse aucune autre option que de turbiner sans répit et d’enfiler les services jusqu’à pas d’heure. Tout ça pour croûter.
Un épais cahier de recettes en cuir relié servira de fil rouge au récit. Souvenir des temps heureux, où le dimanche matin, la famille au complet se régalait au lit d’huîtres, de salade d’oranges et de brioche tiède. Symbole aussi des incompréhensions grandissantes entre deux mondes : celui des livres, de la lecture et des mots d’une part ; des casseroles, des odeurs de graillon et du ronronnement des frigos d’autre part. Ce cahier, enfin, où le père, malade de ses Gitanes sans filtre enchaînées toute une vie, s’est résigné à consigner ses recettes et ses tours de main. N’eût été son existence, le fils n’aurait sans doute pas réussi à dérouler l’écheveau des secrets paternels et trouver, enfin, la voie de son émancipation.
Nourri de ses reportages à Libération, Jacky Durand explore avec justesse l’intériorité de ce métier que la télé-réalité s’est efforcée de noyer dans l’élitisme et la compétition.
A force d’être occultées, les vraies valeurs du métier – la culture de l’apprentissage, le partage et la transmission du savoir – sont devenues invisibles. Tout comme ces chefs qui ont tant à dire, mais qui ne trouvent pas les mots par pudeur, par honte de n’avoir pas fait d’études. Pour qu’il ne se retrouve pas à l’usine sur une chaîne de montage ou sur un chantier à porter des sacs de ciment, Henri veut que Julien apprenne un « bon métier ». Comme si cuisinier n’était pas un bon métier…
Jacky Durand connaît son terrain. Dix ans qu’il chronique à Libération. Il est de ces journalistes, gourmands et curieux, qui nous mettent chaque semaine l’eau à la bouche. Dans ce roman poignant, il saupoudre l’air de rien son récit de recettes, du fromage de tête au pâté de campagne, du civet de lapin à la « mloukhiya », un plat fondant à base de paleron enduit d’ail et d’épices couleur de terre de sienne, emprunté à Nordine Labiadh, le chef tunisien d’À mi-chemin. De quoi réveiller nos papilles.
Le cahier de recettes
de Jacky Durand
Éditions Stock – 2019
Prix : 18 €