À Pâques, partout en France, les bouchers affûtent leurs couteaux pour préparer moult gigots, côtes premières, selles, colliers et autres barons. Seulement, ces morceaux qui ornent les tables ne sont jamais issus d’agneaux de Prés Salés de la Baie de Somme. Et pour cause, à cette période, ils paissent tranquillement dans la baie et ce n’est qu’à partir de l’été que l’on peut les apprécier.
Du bovin à l’ovin
À gauche de la Baie de Somme quand on regarde la mer, Saint-Valéry-sur-Somme. À droite, Le Crotoy. Entre les deux, un paysage hors norme où ciel et mer se confondent au loin et au centre, des centaines d’hectares d’un vert profond sur lesquels gambadent des troupeaux d’agneaux avec leurs mères. Nous sommes sur la commune de Ponthoile séparée de la baie par la départementale 940 et la rivière Le Dien. Roland Moitrel, berger de la baie, se souvient qu’en 1976, année de la terrible sécheresse, les éleveurs de bovins amenaient leurs bêtes ici pour qu’elles puissent se nourrir à défaut de pouvoir leur offrir du fourrage. Cette pratique inhabituelle avait quelque peu perduré au cours des années suivantes. Roland précise qu’il y a encore cinq ou six ans, un éleveur de vaches laitières amenait son troupeau dans la baie « ça donnait un lait au goût prononcé » souligne le berger. Aujourd’hui, c’est formellement interdit.
Seuls les agneaux sont autorisés à paître dans la baie de ce site classé Natura 2000.
Ils ne sont que onze à élever des agneaux de prés salés couronnés par une AOC (appellation d’origine contrôlée) en 2007 et confortée en 2014 par une AOP (appellation d’origine protégée), la seule pour une viande sur toute la Picardie et les Hauts-de-France réunis. Seulement, sur ces onze éleveurs, cinq le font à temps plein. Les autres travaillent à l’extérieur, certains à l’usine ou dans un camping et confient leurs troupeaux aux agriculteurs de métier. Un chiffre stable même si Roland déplore l’arrêt récent de deux éleveurs. Fort heureusement les troupeaux grossissent et bon an mal an, la production reste la même soit environ 2 200 agneaux vendus chaque année.
Berger à temps plein
Depuis 33 ans, qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il grêle ou que la chaleur soit accablante, Roland surveille son troupeau tous les jours de 8h30, heure à laquelle il libère les bêtes des parcs où elles ont passées la nuit, jusqu’à 18h30. Si le temps est mauvais, il se réfugie dans sa confortable roulotte. Pas de télévision mais du gaz pour se préparer un café ou un petit frichti, de l’électricité, une table, une chaise et un canapé deux places pour se reposer. Par la fenêtre tournée vers la mer, il jette un œil à son troupeau de 1 400 agneaux et leurs mères. Tous ne lui appartiennent pas. Il est en réalité propriétaire de 300 agneaux et 300 mères mais prend en charge les bêtes de quatre autres propriétaires. Dans le cahier des charges de l’AOC, 7 races peuvent être représentées, l’Ile de France reconnaissable à sa tête blanche, le Suffolk et sa tête noire, le Roussin, le Rouge de l’Ouest, le Vendéen, l’Hampshire originaire d’Angleterre et le Boulonnais. Ce dernier n’est plus trop présent et il a même failli disparaître dans les années 1980 après avoir été majoritaire dans les troupeaux. En cause, une trop grosse carcasse qui donnait des gigots volumineux quelque peu délaissés par les consommateurs. Aujourd’hui, la race est de retour mais souvent en croisement.
Une fois le café avalé, Roland rejoint son secteur de 480 hectares de marais salés appelés aussi mollières qu’il loue par bail de 9 ans au domaine public maritime. À ses côtés, Tango, un chien croisé de 8 ans. Son travail, surveiller le troupeau, regrouper tout ce petit monde en fin de journée et prévenir son maître quand l’une des bêtes s’est enlisée ou s’est blessée en traversant un rio, sorte de petit chenal – appelé criche dans la baie du Mont Saint-Michel – par lequel l’eau de mer monte pour recouvrir la baie. Parfois, Roland lui adjoint Câline, un border collie, véritable chien de troupeau qui pour le moment est en formation. Trop fougueuse, elle ne tient pas en place et les agneaux non plus, même si ces derniers parcourent une bonne dizaine de kilomètres par jour. Ils ont parfois besoin de temps de repos et de digestion que Câline a tendance à perturber. Profitant de son absence, le troupeau paît. À sa disposition, de la puccinellie, une herbe typique des prés salés qui pousse sur une grande partie du littoral français, mais aussi de l’obione, une plante vivace que l’on trouve sur le bord des rios. Surnommée la chips des mers, les agneaux en raffolent comme les Picards qui les font sécher au four pour les grignoter à l’apéritif. En complément, même si ce n’est pas le mets préféré des moutons, du chiendent maritime, une herbe qui envahit la baie en poussant sur les dépôts de sédiments laissés par les marées montantes et descendantes. Roland ne l’apprécie guère. Il a vu le paysage de la baie varier au fil des années.
Autrefois, le chiendent se faisait rare. Aujourd’hui, c’est une catastrophe, il y en a partout.
Logiquement, cette herbe se cantonne aux dunes mais elle s’est acclimatée à l’eau salée et rogne sur la puccinellie. En cause, selon certains scientifiques, la présence de nitrates dans l’eau. Enfin, dans le garde-manger de la baie, de l’absinthe que les moutons délaissent car trop parfumée, des pompons connus sous le nom de soude maritime qui ressemble à un petit sapin, des oreilles de cochon appelées aussi oseille dont les moutons ne mangent que les fleurs jaunes sauf que « ça les rend fous ou ivres » souligne Roland et « moins y’en a, mieux je me porte ».
Marée et zone de repli
Selon les coefficients des marées, la baie n’est pas toujours entièrement recouverte quand la mer monte. Mais quand c’est la pleine lune et la nouvelle lune, c’est-à-dire tous les quinze jours, il faut penser à mettre les moutons à l’abri car l’eau envahit toute la baie et vient lécher la départementale 940. Des tunnels ont été construits sous la route pour permettre aux bergers de faire passer les bêtes. Parqués dans une prairie, elles patientent le temps que l’eau recule et reparte au large, parfois jusqu’à 12 kilomètres au-delà de la côte. Seule ombre au tableau, l’unique point d’eau de source bâtit par Roland sous le niveau de l’herbe est alors rempli d’eau salée. Par un ingénieux système de tuyaux, il vide le contenu imbuvable dans le rio le plus proche et le remplit d’eau de rivière qu’il pompe dans Le Dien situé derrière la départementale.
Agneau d’été
Le cahier des charges est strict, ne peut être commercialisé en AOC Pré Salés de la Baie de la Somme que l’agneau qui aura au minimum pâturé 75 jours dans les marais salés. Et chaque journée passée en zone de repli n’est pas comptabilisée dans les 75 jours. C’est pour cette raison que l’agneau de Prés Salés n’est disponible qu’à partir de juillet et ce jusqu’en novembre. Pour comprendre le fonctionnement, il faut reprendre le calendrier à l’envers. Chaque année en automne, Roland pratique la transhumance, il ramène à pied l’ensemble de son troupeau de Ponthoile à Saint-Valéry-sur-Somme soit 12 kilomètres que les moutons parcourent en trois heures. Une fois à la bergerie, c’est le début de la saison des amours. Chez lui, pas d’insémination artificielle mais une monte naturelle. Un bélier pour 40 brebis. Le temps de gestation étant de 150 jours, les premiers agneaux naissent alors en bergerie début janvier, les derniers fin avril. Avant de faire le chemin dans l’autre sens en bétaillère cette fois – Roland ayant arrêté la transhumance vers les marais, car au printemps les villages traversés sont trop fleuris et le troupeau traîne trop en route – les agneaux doivent être nourris au lait maternel pendant au minimum 60 jours, 90 maximum. Les premiers agneaux ne sont donc commercialisables qu’en juillet quand ils ont 135 jours sauf que chaque berger peut aller au-delà et vendre des agneaux qui ont plus de 200 jours. Cependant, tous ne seront pas vendus. Roland conserve environ 20 % du troupeau pour renouveler le cheptel des mères car il est formellement interdit de faire entrer dans le troupeau des mères venues de l’extérieur. Il a été prouvé par le passé qu’elles ne s’acclimataient pas du tout à la baie, aux nourritures proposées et à ce goût salé si particulier. Les futures mères doivent avoir connu, en tant qu’agnelle, la baie de Somme et ses spécificités.
Une viande à la saveur incomparable
Lorsque l’on demande à Roland pourquoi l’agneau de Prés Salés est si recherché par les chefs de cuisine et les amateurs, il est bien embarrassé pour répondre « je ne connais que ce goût, je n’ai jamais mangé un agneau élevé ailleurs que dans la baie ». Ce qui est certain, c’est que l’agneau de prairie offre une viande plus blanche, que celle du Mont Saint-Michel est rosée alors que celle de la Baie de Somme tend vers le rouge appelé aussi rose groseille. « Elle est également plus persillée » ajoute Roland. La raison, l’agneau marche beaucoup et reste plus longtemps dans la baie, le gras a donc tout le loisir de s’infiltrer dans le muscle pour offrir une viande persillée. Des propos confirmés par le chef de cuisine Jackie Masse du Homard Gourmand à Fort-Mahon (80) qui juge l’agneau de la Baie de Somme très tendre, pas trop fort en goût mais avec juste ce qu’il faut de caractère. Idéal pour proposer le carré aux plantes de la baie, la poitrine roulée aux petits légumes et l’épaule cuite 7 heures dans une cocotte lutée pour ensuite le déguster à la cuillère et ce uniquement en saison.
Un reportage réalisé par Philippe Toinard (textes) et Éric Fénot (photographie) pour le magazine Fou de Cuisine
Roland Moitrel
292, chemin de la Sablière
80230 Saint-Valéry-sur-Somme
Tél. : 06 81 21 75 69
Suggestion : La recette du gigot d’agneau de Glenn Viel