En France, on utilisait naguère les feuilles de vigne pour envelopper les oiseaux avant cuisson, préparer des beignets ou condimenter les salades vertes[1]. Ces usages ont aujourd’hui presque disparu, mais la cueillette des feuilles s’est perpétuée, en mai ou juin selon les régions, grâce aux familles originaires de la Méditerranée orientale. Séance de récolte en Provence aixoise.
Cueillir
Chaque année au printemps, Ovssana Touloudjian-Sarkissian glane quotidiennement des dizaines de feuilles de vigne à Trets, au cœur du vignoble de l’AOP Côtes de Provence Sainte-Victoire. Son objectif : en stocker suffisamment – plusieurs centaines de kilos au total – pour préparer, pendant l’année à venir, les grands plats de feuilles de vigne farcies portant le nom de sarma ou dolma[2]. Pour Ovssana, pas question d’acheter des feuilles en conserve dans le commerce : comme de nombreux Arméniens de la région, elle récolte exclusivement des feuilles fraîches ici, dans le terroir de la Haute-Vallée de l’Arc, où elle est installée avec sa famille depuis 1983. Elles doivent être tendres mais suffisamment grandes pour s’enrouler facilement au moment de la confection des farcis, et pas trop dentelées pour éviter que la garniture ne s’échappe.
Ovssana travaille avec ses yeux et ses mains, comme le lui ont appris sa grand-mère, sa mère et sa tante.
« Je ramasse délicatement la troisième ou parfois la quatrième feuille en partant du haut du rameau, en la touchant pour évaluer sa souplesse. »
Fermenter
Les feuilles sont récoltées dans des vignes bio ou non traitées, car les produits phytosanitaires altèrent la qualité de la fermentation et donc la conservation : alors que les feuilles fraîches sont aujourd’hui souvent congelées, telles quelles ou après avoir été blanchies, Ovssana les empile immédiatement après la cueillette et les plonge dans une saumure, comme autrefois[3]. « Pour doser, je mélange de l’eau et du gros sel, puis je mets un œuf très frais dans le liquide. La quantité de sel est bonne quand l’œuf remonte à la surface et que la partie qui dépasse a la taille d’une pièce de monnaie. »[4] La fermentation, qui donne un agréable goût acidulé, dure environ dix jours. Ensuite, Ovssana laisse les feuilles dans leur saumure ou les congèle, puis les sort au fur et à mesure des besoins. « Regarde, elles n’ont pas la même couleur en fonction des cépages : celles des raisins noirs deviennent vert foncé, alors que celles des raisins blancs, que je trouve meilleures mais plus fragiles, dorent dans l’eau salée. »
Cuisiner
Parmi les feuilles récoltées, pas moins de trois cents kilos serviront à préparer les feuilles de vigne farcies du restaurant-traiteur Ayki, à Trets, où tout est fait maison par Ovssana secondée par sa sœur Angèle. Disons-le clairement : on a rarement mangé des petits rouleaux aussi savoureux et délicats que ceux d’Ovssana – et on n’hésiterait pas à monter jusqu’à la Bonne Mère à genoux pour connaître sa recette secrète de poulet aux noix. Chez les Sarkissian, le vignoble provençal s’enroule autour de la farce et de l’histoire familiale, comme l’explique Angèle :
Quand les Turcs ont essayé de nous exterminer, ils ont dit : « On a pris tous les grains de raisin. » On leur a répondu qu’on saurait se contenter des feuilles.
Ovssana a appris à cuisiner avec sa mère quand elle a eu des enfants. Après avoir été couturière, c’est elle qui a pris les rênes de la cuisine au restaurant. « Nous sommes des Arméniens du Liban, pays que nos grands-parents ont rejoint au moment du génocide, ajoute Angèle. Quand la guerre s’est aggravée, nous avons quitté Beyrouth pour venir en France. Je crois que nous avons voulu, avec le restaurant, laisser une trace familiale à Trets, où nous avons été si bien accueillis, mais aussi raconter notre histoire et notre cause à travers la cuisine. »
[1] Prosper Montagné, Larousse gastronomique, 1938
[2] Le « dolma » désigne des légumes farcis. Quand ils sont confectionnés avec des feuilles (de vigne, de blette, de chou…) enveloppant la farce, on parle plus spécifiquement de « sarma ».
[3] Elles peuvent aussi être empilées « nature » dans un bocal étanche, en chassant l’air.
[4] Pour être sûr de ne pas se tromper, on peut aussi suivre les recommandations de Marie-Claire Frédéric, journaliste et auteur culinaire spécialiste de la fermentation, qui suggère de plonger les feuilles dans une saumure à 3 % de gros sel gris marin : https://nicrunicuit.com/faire/comment-surir-les-feuilles-de-vigne.
Ayki, restaurant libanais arménien
1 Route de Saint-Maximin, 13530 Trets
Tél. 09 51 66 96 03